Crédit photo de Said Mohamed Rahmani et Ahmed Saleh El Farra
Le Hirak, tel est le nom consacré par le peuple à ce mouvement révolutionnaire né en Février 2019, ce tsunami qui se mesure en millions d’Algériennes et d’Algériens en marche à travers toutes les villes du pays. Ce n’est pas une succession de manifestations, comme nous l’avions vécue plusieurs fois depuis l’indépendance en 1962. C’est effectivement une nouvelle révolution du peuple algérien, encore en cours à sa 27ème semaine, des marches chaque vendredi, pour toutes les catégories sociales et chaque mardi pour les étudiants des universités dans toutes les grandes villes du pays.
Révolution des mentalités et pacifisme
Rien ne sera plus comme avant, qu’on se le dise : « Ga3 (Tous) ! » Tous les Algériens doivent mettre à jour leurs routines de réflexion, de travail, de relations sociales et professionnelles. Et surtout celles et ceux qui se trouvent aux commandes et aux décisions de la base au sommet des appareils et institutions républicaines qui peinent à jouer un tant soit peu leur rôle depuis l’indépendance.

L’Heure est à l’Action. Il n’est plus question de s’enfermer dans des discussions de famille et entre amis, des heures dans les cafés et dans les coins et recoins des lieux de travail, pour se désigner entre nous les aberrations, les vols et rapines, observés de bas en haut et de se dénoncer les membres des clans mafieux en question entre nous-mêmes, en commençant par le président Bouteflika, son entourage familial et ses proches amis, ainsi que les personnes importantes de la hiérarchie corrompue qui gouverne.
Photo Said Mohamed Rahmani et Ahmed Saleh El Farra
De se contenter uniquement d’étaler aux autres des analyses du pourquoi et comment. C’était avant Février 2019. Il faut agir, lutter ! Et déjà on se dit : « Mais comment avons-nous accepté pendant 20 ans que de telles pratiques aient eu lieu, ces centaines de milliards détournées, dilapidées, volées sans vergogne ? » C’est dans l’ADN des Algériennes et Algériens ! Après des périodes étonnamment longues, calmes et plates, aucun signe à l’horizon, l’Algérien accumule, sa patience parait infinie, « Khali el bir beghatah (laisse le couvercle du puits en place) ! », ce qui veut dire, c’est si pourri que c’est indécent d’y penser et/ou d’en parler. Et puis subitement il éclate, ce qu’il admettait depuis des années, il ne veut plus le subir, même pas un seul jour de plus. C’est ce que les nouvelles sciences des systèmes complexes nomment le « Tipping Point » (Scott E. Page).
Les quelques militants progressistes qui infatigablement agissaient autant qu’ils le pouvaient se retrouvent surpris de voir que celui qui avait toujours craint de signer une simple pétition, chose banale pour les militants rodés, se retrouve au front des marches. De plus, le peuple brandit des posters avec des expressions de ras-le-bol bien à lui, son style, ses mots, ses espoirs, ses rêves, ses moqueries et d’autres vérités encore que nous découvrons chaque jour, aussi magnifiques les unes que les autres.
La Révolution du sourire ! La grande particularité de ce mouvement Hirak est – en plus de son ampleur, sa persévérance et sa ténacité –, le courage inébranlable des Algériennes et Algériens, d’aller affronter pacifiquement les forces dépêchées par le pouvoir, au point de les rendre impuissantes par le sourire et par le cri « Khawa ! Khawa! » (Nous sommes des frères !), de les noyer dans la masse humaine, de les faire participer aux chants et aux danses, de leur offrir l’eau, la nourriture, les gâteaux de l’Aïd, de les arroser d’eau quand ils transpirent sous la chaleur. Sa force est dans son pacifisme, « Salmiya Salmiya ! » (La Vraie Paix !), qui dépasse toutes les imaginations. Une extraordinaire force des Algériennes et Algériens est de résister à leur propre caractère pour ne pas exploser de colère. Et là ils montrent que tous maîtrisent leur colère profonde. Oui, le Hirak mérite le prix Nobel de la paix, car il démontre, une fois de plus, que la force de la lutte réside dans sa ténacité et son pacifisme.
Une lutte qui vient d’une longue histoire
Et comme ils le clament à chaque fois, ils reviennent encore plus forts, plus nombreux, plus pacifistes. Plus armés et plus expérimentés pour déjouer les manipulations, les pièges, les provocations issues du pouvoir corrompu pour faire échouer cette nouvelle naissance de l’Algérie. Le peuple algérien apprend de lui-même de sa lutte, et il s’organise ! Pas de façon classique obsolète, mais sous une forme qui préserve et bonifie son apport à la marche vers l’avant du peuple algérien. Oui il est possible maintenant de le faire et cela commence à se bâtir. Doucement pas à pas. Il ne s’agit pas de commencer une structure fixe en partant du haut de la pyramide et en allant vers la base ! Mais d’abord par des comités locaux partout, là où c’est possible, avec des règles claires à respecter. Il ne s’agit pas non plus de voter pour des représentants et les laisser faire ce qu’ils veulent, négocier secrètement, subir les pressions et tentations, et y résister dans l’isolement. De la même façon qu’ils sont élus ils peuvent aussi être déchus, en fonction de leurs dires, actions et résultats. Ils sont élus sur la base de ce qu’ils proposent. Ils doivent être élus sur la base de feuille de route tout en sachant qu’ils doivent rendre régulièrement compte à la base, et s’il y a des doutes, des défaillances les faire seconder par des adjoints, et si réellement ils échouent dans leurs missions, les remplacer. Des forums feront surgir des représentants de coordination de secteur, communaux, et régionaux avec les mêmes bases méthodologiques.
L’Histoire, récente et lointaine, le dit. Le peuple algérien a toujours su faire émerger par lui-même les moyens et formes de ses propres luttes. Comment les Algériens ont-ils pu résister au cours de la période meurtrière de l’invasion coloniale menée par la plus grande puissance mondiale militaire de 1830, alors que la tête du système féodal de la Régence d’Alger, s’était empressée de sauver son trésor, harem, esclaves et famille, en naviguant vers son maître à Istanbul ? Le peuple avait su trouver les forces pour s’organiser en fédérant le plus de tribus possibles pour résister le plus longtemps possible. Comment le peuple algérien a-t-il su résister au génocide colonial, à la dépossession de ses terres et richesses et à la famine imposée par le système ? Par ses propres formes et moyens d’organisations. Il a su créer ses outils en s’inspirant des sociétés modernes de ce temps.
Les deux grandes guerres mondiales, où les Algériens ont été mobilisés de force sous la bannière de la France Coloniale, lui ont servi à apprendre encore plus, en payant le prix le plus fort, en devenant de la « chair à canon », eux qui n’avaient que le droit de mourir pour la France la « mère patrie » mais pas celui d’y vivre avec les mêmes droits que tout autre citoyen, à peine débarqué en Algérie, avait dans cette colonie de l’Empire Français. Il se préparait à lutter les armes à la main, vers le futur, lointain ou proche, avec ce vague espoir, mais si tonique « un jour Inchallah ! » Mais en attendant ce jour, il s’organisait et se préparait autant qu’il pouvait dans les associations de toutes sortes et surtout les partis. Et encore plus tard, se trouvant piégé au sein des règles d’une « démocratie » coloniale, il s’était retrouvé en train de tourner en rond, tout en accumulant des forces, un autre terreau d’où bourgeonneront de nouvelles forces. Ce noyau, les fameux 22, qui avaient vu juste en déclenchant une guerre de libération pratiquement les mains nues.
Et une fois encore lorsque le système du parti unique FLN avait dévié de par sa nature même en une dictature qui n’avait pas hésité à utiliser les services de sécurité pour tirer, avec des armes lourdes, sur des jeunes, les torturer dans les locaux de la république de l’Algérie indépendante dont les fondateurs avaient crié au ciel : « PLUS JAMAIS LA TORTURE DANS NOTRE PAYS ! »
Et puis dans cette spirale des décennies noires qui ont « bouffé » une génération, est sortie une nouvelle force qui par sa puissance pacifique a étonné le monde. C’est toute cette expérience qui est le moteur de la naissance du Hirak, il n’a pas été déclenché par les partis en activité dits ou non d’opposition. Cette force si puissante a été initiée par des gouttes, l’une après l’autre de souffrance, de résistance et de luttes héroïques isolées. Un marasme incroyable existait avant, y compris les derniers mois de 2018, et la dernière goutte a été celle qui a fait déborder le bidon : quand l’insolente tête du clan Bouteflika, clan d’une corruption inouïe, bâti par Bouteflika lui-même, protégé par la plupart des hauts responsables et hauts officiers de l’ANP de l’époque, avait eu l’audace de vouloir humilier, une fois de plus, le peuple, qu’il traitait publiquement, dans le pays et à l’étranger de « médiocre », par la mascarade du 5ème mandat. Bouteflika, qui changea la Constitution pour sauter pardessus la restriction des 2 mandats, frappé par un AVC à la fin du 3ème mandat, fut malgré cela « élu » pour le 4ème mandat. Alors qu’il passait tout son temps dans les hôpitaux en France et en Suisse, il fut encore une fois préparé par son gang pour se présenter pour un 5ème mandat. C’était la dernière goutte qui a fait déborder le bidon et déclencha le Hirak.
La tête du système résiste… mais le peuple aussi
Mais la tête du système résiste ! Le système au pouvoir, ancien et expérimenté depuis la Guerre de Libération (1954-1962), à ce jour encore fondamentalement militaire, fait semblant de croire que le peuple ne veut changer que le gouvernement en place. Or, c’est tout le système dans sa façon de gouverner, ses méthodes, qui est remis en cause. Quels que soient les hommes ou femmes qui se retrouveront en apparence avec les plus hautes responsabilités, avec les mêmes méthodes de gouvernance le résultat sera le même ! Ils fabriqueront une fois de plus de nouveaux Tasstosa, Khalifa, Chekik Khelil, Ould Kaddour, etc.
Si la tête du système résiste, le peuple lui aussi résiste. Il résiste à la manipulation, cette arme de guerre redoutable et dangereuse car elle peut éclater entre les mains de celui qui l’initie. Que les rescapés du pouvoir corrompus qui espèrent sur la lassitude du Hirak, pour continuer à se remplir les poches en puisant en toute impunité dans les caisses du peuple, ne se fassent plus d’illusions. « Etroho Ga3 » (vous partirez tous… devant la Justice), c’est ce que les vagues successives clament depuis plusieurs semaines consécutives. Malgré tous les types d’obstacles que les forces répressives dressent pratiquement chaque jour sur les routes pour empêcher les marcheurs de rentrer dans les grandes villes et pas seulement Alger, malgré le jeûne du mois de Ramadhan, la chaleur et les vacances d’été, le nombre de participants est encore énorme, il s’agit de millions de personnes. Malgré le fait qu’il y ait plusieurs personnes battues par les forces répressives, emprisonnées, menacées et même mortes en prison suite à des défaillances des autorités, le taux de participation reste très élevé. Tous ces points importants montrent clairement que le Hirak n’est pas en train de faiblir et que les Algériennes et Algériens, déterminés et persévérants, marchent inlassablement pour hisser l’Algérie au 21ème siècle !