Gorgée par la clarté d’un soleil clément et la chaleur d’une mer, mère nourricière, la Méditerranée a toujours été à la confluence de plusieurs échanges fructueux. En effet, plusieurs de ses rives s’adonnent à une imprégnation active de « l’autre ». Ces échanges ne s’arrêtent pas de croître afin de donner une interculturalité et interaction assumées. L’échange le plus palpable demeure sans doute dans le domaine littéraire, qui se veut le champ où excelle un « va et vient » incessant entre le fond, la forme et l’inspiration de l’autre. Rappelons que l’Algérie à l’instar des autres pays de la Méditerranée et du Maghreb, a connu une floraison d’écrivains qui se sont illustrés dans d’expression française, ils ont créé ainsi un pont et un lien d’échange indéfectible entre les deux rives de la Méditerranée et ont apporté leurs imaginaires dits et exprimés dans la langue de l’autre.
Des écrivains, dont l’éventail thématique et esthétique, tous genres confondus, s’élargit de manière perceptible d’une année à l’autre avec autant de hargne, d’amour et d’invitation éternelle tendue pour être compris de l’autre. Dans un éternel tandem de création et d’acceptation, les auteurs actuels écrivent dans un style romanesque formellement spécifique, où ils se jouent des codes génériques. Ces auteurs induisent le conte, le melhoun (1), le théâtre et d’autres genres, pour parler de leurs blessures, de ce qu’ils les entourent afin de dire l’Histoire, le factuel et l’actualité de leurs pays. Dans un genre qui englobe plusieurs genres, les spécificités de cette littérature algérienne actuelle, n’est plus à situer qu’historiquement, mais à prendre en compte en fonction des conditions de sa production scripturaire et les influences qu’elle a subi dans le fond et surtout dans sa morphologie textuelle par les échanges.
Ce dérèglement textuel nous renseigne sur le fait que les enjeux de l’écriture ont changé, et que les textes ne souscrivent plus à un genre. Plusieurs écritures se mêlent, se coupent et se recoupent. Des effets de style puisés du « réalisme », prose poétique, essai, monologue prolifèrent et donnent naissance à des textes atypiques voir des textes indécidables.
Les auteurs actuels sont dans l’éclatement des genres. Cette façon de faire est assimilée à de la subversion puisque les procédures d’écritures et ses enjeux ne sont pas habituelles, car cette écriture qui mêle une forme narrative et discursive assez singulière, donne un aspect de l’émiettement, de l’éclectique, de l’hybride, du transgressif et de l’ambigu. L’aspect générique déroute fortement le lecteur, puisque ce dernier ne sait plus s’il est en train de lire du roman, du théâtre, de la poésie ou autres. L’amalgame générique ne semble pas être fortuit puisqu’il repose sur un éventail de procédés narratifs et structurels complexes qui fait que le roman est désigné par roman moderne ou contemporain, il est toujours nécessaire de rappeler que le contemporain ne signifie pas le moderne, il s’agit tout simplement de ce qui a un rapport à notre temps.
L’écriture actuelle est remise en question à travers un démontage du sens et de la forme. Il ne s’agit plus de faire une lecture diagonale d’un sens donné par une écriture, mais de retrouver la mise en scène de celle-ci pour en extraire le sens. Les auteurs actuels se jouent des formes et s’extraient de toute généricité :
« Un livre n’appartient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature, comme si celle-ci détenait par avance dans leur généralité, les secrets et les formules qui permettent seuls de donner à ce qui s’écrit réalité de livre. » (2)
L’approche générique et l’écriture de la transgression, sont deux univers contradictoirement agencés, le premier se base sur la mise en ordre et le second vise « le désordre ». De cette rupture et de ce refus de la généricité, naît la transgression. Cette dernière passe, en premier lieu par le visible, le « formel » incarné dans « le caractère polymorphe de l’écriture » et puis par la notion de « crise » telle qu’elle se manifeste actuellement à travers le discours littéraire et romanesque. Le récit expose plusieurs formes différentes dans la même structure : la fable – le roman – l’autofiction – le poème – les correspondances et la théâtralisation. Dans ce sens, la théâtralisation est venue pour rompre avec la tradition formelle du roman. L’intrigue, les descriptions des lieux et les milieux sociaux passent au second plan. Le style devient le moyen privilégié de refléter l’univers psychologique des personnages. Formellement parlant, nous avons un prologue, puis de long monologue, la description a un rôle de pause, elle pourra s’apparenter aux didascalies, le discours est en flot et la parole n’est convoquée qu’à travers le regard du narrateur.
En d’autres termes, l’hybridation générique chez l’auteur est spécifiée comme un procédé scriptural prélevant des éléments caractéristiques d’un genre « A », ici le théâtre et il les implante dans un genre B, le roman. L’expression d’hybridité générique nécessite une clarification sémantique. Dion, Fortier et Haghbaert la définissent comme une « combinaison de plusieurs traits génériques hétérogènes mais reconnaissables, hiérarchisés ou non, en un même texte. » (3)
Le roman répond à un échafaudage du schéma narratif assez spécifique puisque tout comme le théâtre, l’histoire est découpée en moments successifs de l’action, nous avons également une présentation directe et indirecte des personnages, des circonstances et la situation de crise. Le nœud puis les péripéties, que nous appelons justement « coups de théâtre » inattendus, la chute et le dénouement semblent être l’échafaudage sur lequel notre auteur a bâti sa trame. Tous s’accordent à dire qu’il y a une modernité dans ces nouvelles écritures. La modernité textuelle dans le nouveau roman algérien d’expression française a exigé des changements esthétiques à l’écrivain.
Les écrivains actuels manifestent des esthétiques diverses et variées, ils ont des styles affranchis, truffés de parole contestataire, un discours franc qui s’adapte au factuel de leurs temps, de leur époque, dans le but de décrire la société. Une posture ou encore un choix d’écriture qui pourrait répondre à la définition de ce nouveau genre romanesque où les romanciers écrivent avec l’intention de faire resurgir ce qui a été omis. Les nouvelles formes d’écriture sont, de manière générale, caractérisées par une écriture instantanée de l’événement historique : le factuel, pour ne pas dire l’actuel, est peint avec minutie, décrit et raconté par des détails liés au vécu immédiat, et transformé par l’imaginaire de l’auteur. La fiction portée par la musicalité de la langue donne une écriture mise en scène et rend compte généralement de la violence inouïe qui s’est abattue sur le pays. L’actualité du moment est reprise par des mots qui disent le moment crucial avec ses faits romancés, ses bévues historiques, ses questionnements, ses accélérations de l’histoire à l’intérieur même des récits desquelles se rencontrent fiction et réel douloureux.
Les textes actuels sont hybrides, nourris de métissage et de syncrétisme identitaire. L’hybridité est transgression, Derrida authentifie cette notion où il confère que « Les genres ne doivent pas se mêler » (4) car pour lui l’identité de l’œuvre doit être respectée. Cette notion laisse à prévoir qu’il y a vraiment une œuvre pure qui s’écarte de ce métissage, une œuvre à l’état pur. Il est vrai que les références génériques demeurent néanmoins nécessaires, puisqu’elles indiquent un modèle pour l’auteur et le lecteur, qu’elles travestissent de caractéristiques d’une époque et d’une société déterminées et cela malgré leur ambiguïté.
Par conséquent, nous sommes devant un éclatement de genre bien distingué qui coexiste au sein de ce texte déterminé comme un espace de jeu où est ancré à la fois présent et passé, mémoire, histoire et faits historiques. Par le principe de l’altération, et de contradiction, Ben Achour veut révéler la réalité historique d’une société en crise, pour pousser le lecteur à réagir contre la situation sanglante sur des crises très présentes dans son pays. Il déroute le lecteur par l’éclatement du texte, une intrigue décousue pleine de rebondissement et de coup de théâtre dans un univers fragmenté. L’auteur actuel a développé cette écriture du désordre, de l’éclatement, de la fragmentation pour initier une certaine liberté créatrice porteuse d’une certaine modernité, ce qui cause son dérèglement, ce qui déroute le lecteur pour remettre en question l’écriture même, en transgressant le code. La profusion textuelle dans un seul et même texte est un procédé majeur de subversion des genres. Cette mise en œuvre d’une circularité référentielle donne sens. Une variété de stratégies scripturaires transgressives donne naissance à une forme hybride où le sens est amovible par endroit. Aujourd’hui, il est peu aisé de catégoriser le genre tant il est versatile et peu stable.
Par conséquent, nous sommes devant un éclatement de genre bien distingué. Ce dérèglement du récit prend tout d’abord la forme d’un jeu sur ses proportions romanesques, un basculement ménagé hors des seuils d’acceptation fictionnelle. La fiction va se subvertir de deux manières : la première par défaut, la seconde par l’histoire romanesque qui tourne à vide, dans la mesure où elle mobilise une configuration de personnages et d’actes complexes en refusant de s’expliciter. Nos auteurs sont dans le jeu et la fiction qui tourne à vide et par l’alternance (ou superposition des espaces narratifs et la non représentation d’un profit). Ainsi, ces récits présentent une hybridité par l’apport des autres genres. D’une part, ils distinguent « le genre intercalé » l’insertion de d’autres genres à l’intérieur du roman, et d’autre part « le genre enchâssant » qui contribue à la flexibilité du roman.
Notes
(1) Poésie populaire du Maghreb.
(2) Blanchot Maurice, Où va la littérature, Le Livre à venir, Gallimard, Paris, 1959.
(3) Derrida Jacques, La loi du genre, in Parages, Galilée, Paris, 1986.
(4) Ibidem.
Bibliographie
Achour Christiane, Rezzoug Simone, Convergences critiques, introduction à la lecture de littérature, Office des publications universitaires, Alger, 2009.
Genette Gérard, Vraisemblable et motivation, in Communications
11, Seuil, Paris, 1968.