Une chose est de parler des religions dans une Afrique plurielle, c’en est une autre de parler de « religions africaines ». Chose d’autant plus surprenante que dans le langage courant on ne parle pas de religions européennes, américaines, asiatiques… Tout au plus, dans des pays colonisés, on parle du Christianisme comme la religion des occidentaux. De quoi parle-t-on quand on dit « Religions africaines » ? Lier ces deux mots pour caractériser le rapport de l’homme africain à Dieu pose problème. L’expression « Religions africaines » n’est pas un tout homogène. Ce n’est que ces dernières années qu’on parle en Occident de « religions africaines ». Il n’en a pas toujours été ainsi. Cette expression remplace celles-ci : « religions traditionnelles ou animisme ». Que traduit ce déplacement sémantique ? Sans doute une sortie d’une conception étriquée de la modernité. Comme si la modernité occidentale épuisait toutes les autres formes de modernité : la modernité chinoise, japonaise, indienne, africaine, américaine… Lorsque l’une prétend régenter les autres au lieu de nouer un échange fructueux avec elles, les conséquences sont dramatiques. Les religions africaines ont pu par le passé être réduites par certains missionnaires à un archaïsme auquel il fallait remédier au moyen de la civilisation occidentale. Pierre Diarra, Docteur en théologie, en histoire des religions et en anthropologie religieuse a consacré un numéro du Documents épiscopat sur le thème « Les religions des ancêtres en Afrique ». C’est dans ce sens que j’entends l’expression « religions africaines ».
L’emploi du terme religions au pluriel renvoie à une Afrique plurielle. Or qui dit pluralité des Afriques dit aussi l’unité culturelle de celles-ci. On s’en tiendra ici à l’aire géographique de l’Afrique noire, et plus particulièrement à un pays, le Cameroun. Ce choix est justifié par la diversité linguistique, culturelle et géographique de ce pays qui fait dire de lui par ses habitants qu’il est « l’Afrique en miniature ». Le choix de nous limiter au Cameroun est aussi guidé par nos lectures, parmi lesquelles, les livres du prêtre jésuite Éric de Rosny, rendu célèbre par son best-seller, Les yeux de ma chèvre (Plon, 1981). Le projet de cette étude est dans un premier temps de faire une lecture de deux récits fondateurs des religions africaines, de manière à dégager quelques accentuations des religions africaines à partir de leur contenu, ce qui permettra de mettre au jour les enjeux et les défis des religions africaines pour l’homme d’aujourd’hui devenu citoyen du monde.
Deux récits fondateurs des religions africaines
Les récits fondateurs des religions africaines sont rares, quand ils existent, ils sont souvent écrits par des missionnaires ou des ethnologues. Ils ont une forme littéraire apparentée à la mythologie. Nous avons repéré deux écrits mis en forme par le père Éric de Rosny. Ce prêtre missionnaire arrive à Douala au Cameroun en 1957 avec une équipe de jésuites français pour prendre en charge le lycée Libermann. Il réalise très vite qu’il sera un mauvais éducateur s’il ne connaît pas la culture de ses élèves. Il va sillonner le pays pour collecter les récits sur les religions africaines dans le but de mieux les distinguer de la sorcellerie. Venons-en au premier récit qui nous vient de la région de l’Est, du Sud et du Centre, de la forêt et de la côté atlantique camerounaise.
« Aux origines, « évu » logeait dans un arbre de la forêt au bord d’une rivière et il ne se nourrissait que de viande. Passe un jour auprès de lui une femme qui se rendait à la pêche. « évu » lui offre de la viande et celle-ci l’invite, en retour, à la suivre au village. « Comment pourrai-je m’y rendre, lui réplique-t-il, moi qui ne marche pas à la façon des hommes ? Et il obtint de pénétrer en elle par ses jambes écartées pour loger dans son ventre. C’est à l’abri de cette cache qu’il entra dans le village des hommes. Là, il exigea qu’elle lui fournisse régulièrement de la viande, sa nourriture. Tout y passa : le gibier qu’apportait son mari, les poulets et les chèvres, jusqu’à ce qu’un jour elle dût lui donner son propre enfant à manger. »[1]
Un second récit transcrit par le même auteur nous vient de la région montagneuse de l’Ouest-Cameroun, le pays bamiléké. Il présente des similitudes avec le précédent malgré les 500 km qui les séparent. « Il était une fois deux femmes qui cultivaient côte à côte leur champ. Chaque année, l’une obtenait une récolte d’ignames beaucoup plus abondante que l’autre. Un jour, en traversant une rivière, la femme moins chanceuse fut interpellée par une petite herbe : « Je sais que tu es malheureuse, lui-dit-elle, cueille-moi et mets-moi dans ton sac, ton champ produira plus que celui de ta voisine. « La femme accepta la proposition et, l’année suivante, elle fut comblée. L’herbe sortit alors du sac et réclama son dû : « J’ai faim, lui dit-elle, il faut que tu me donnes à manger l’un de tes enfants ! » La femme lui remit à contre-cœur son premier né. L’herbe but son sang jusqu’à ce que mort s’en suive, mais elle ne fut pas pour autant rassasiée. Aussi demanda-t-elle à la femme son second enfant. Celle-ci refusa. Elle insista, mais la femme ne céda pas. Alors la petite herbe dit : « Si tu ne veux plus me nourrir, manges moi afin que je ne sois plus tourmentée par la faim ». La femme l’avala. Depuis lors, l’herbe demeura dans son ventre et celui des filles qu’elle mit au monde. C’est ainsi que grâce à ce petit organe supplémentaire, les femmes sorcières se transforment la nuit en Hiboux-vampires »[2]
Analyse de deux récits fondateurs des religions africaines
Que peut-on apprendre sur le contenu objectif des religions africaines à partir d’une lecture croisée des deux textes ? Les langues africaines et en particulier camerounaises ont des mots précis pour nommer la sorcellerie, le premier texte parle d’elle en termes d’évu (évou). Ce détour par le langage est légitimé par le lien profond entre les mots et la réalité qu’ils désignent. Le terme sorcellerie renvoie à plusieurs réalités. Ainsi, la maladie n’est pas un mal seulement physiologique, elle est aussi un mal social et culturel pouvant être provoquée par un sorcier. Les causes des accidents de la route ne sont pas seulement humaines ou mécaniques, ces accidents peuvent aussi être provoqués par un sorcier jaloux qui vous veut du mal. Il en est de même de la mauvaise récolte, de la faillite d’une entreprise, de la stérilité dans un couple, d’un célibat prolongé, du divorce et même de la mort (exceptée celle d’un vieillard). Derrière ces faits, il pourrait aussi y avoir la main d’un sorcier. Se posent alors ces questions : qu’est-ce qu’on entend par sorcellerie ? Se confond-elle avec les religions africaines ? Les récits que nous venons de lire ouvrent des possibilités d’interprétation de cette réalité. Ces récits diffèrent d’un récit biographique, auto-biographique ou d’une pratique en ce qu’ils ont une visée explicative. Rendre compte de l’origine du mal qu’est la sorcellerie. Comme tous les récits mythologiques, ils évoquent plus qu’ils ne démontrent. « Aux origines », « il était une fois ». Cette explication prend en compte la sensibilité du lecteur qui ne doit pas sortir indemne de sa lecture. L’intrigue est construite toujours autour d’un drame qui se joue entre la vie et la mort, la peur, la femme porteuse de la vie. Le dénouement de l’intrigue met fin à une tension maintenue tout au long du récit. Ce dénouement est la mort d’une personne.

Le père Manfred Hebga, jésuite camerounais connu pour ses séances de guérison, définit la sorcier comme « une personne habitée, même à son insu, par un pouvoir maléfique qui le pousse à nuire, à détruire, à causer la maladie et la mort. Sorcellerie et maladie en Afrique noire. Jalons pour une approche catéchétique et pastorale »[3] Faut-il voir dans cette définition de la sorcellerie une déresponsabilisation des personnes concernées qui ne voudraient pas prendre en main leur destin ? C’est la question des critères de discernement par rapport à la sorcellerie qui est posée. A quoi reconnait-on un sorcier ? Cette personne a le regard malveillant. Elle déclare posséder un totem (c’est-à-dire un animal féroce en lequel il peut se changer pour faire du mal aux autres, la femme se transforme en Hibou à la fin du deuxième texte).
Joseph-Marie Tsanang, Les recommençants dans l’Église catholique en France depuis 1970 : enjeux théologiques et défis d’une pastorale catéchuménale, Éditions Parole et silence, collection Sagesse et cultures, septembre 2018.
La personne sorcière est indifférente au malheur des gens du clan, elle vit dans l’isolement et l’absence de vie sociale. Elle a une conduite immorale ostentatoire, parfois elle fait des aveux en rapport avec certains malheurs qui arrivent aux gens qui se plaignent de sorcellerie.
Certaines personnes peuvent la voir dans des rêves nocturnes en train de leur faire du mal, les nourrir de viande, entretenir avec elles des relations sexuelles. Je laisse de côté la question de l’interprétation de ces rêves pour m’intéresser à une autre plus en lien avec notre sujet. Dans l’hypothèse que la sorcellerie et les religions africaines sont deux réalités qui ne se confondent pas, de quel antidote la société africaine dispose-t-elle pour lutter contre la sorcellerie ?
Le père Manfred Hebga, jésuite camerounais connu pour ses séances de guérison, définit la sorcier comme « une personne habitée, même à son insu, par un pouvoir maléfique qui le pousse à nuire, à détruire, à causer la maladie et la mort. Sorcellerie et maladie en Afrique noire. Jalons pour une approche catéchétique et pastorale »[3] Faut-il voir dans cette définition de la sorcellerie une déresponsabilisation des personnes concernées qui ne voudraient pas prendre en main leur destin ? C’est la question des critères de discernement par rapport à la sorcellerie qui est posée. A quoi reconnait-on un sorcier ? Cette personne a le regard malveillant. Elle déclare posséder un totem (c’est-à-dire un animal féroce en lequel il peut se changer pour faire du mal aux autres, la femme se transforme en Hibou à la fin du deuxième texte). La personne sorcière est indifférente au malheur des gens du clan, elle vit dans l’isolement et l’absence de vie sociale. Elle a une conduite immorale ostentatoire, parfois elle fait des aveux en rapport avec certains malheurs qui arrivent aux gens qui se plaignent de sorcellerie. Certaines personnes peuvent la voir dans des rêves nocturnes en train de leur faire du mal, les nourrir de viande, entretenir avec elles des relations sexuelles. Je laisse de côté la question de l’interprétation de ces rêves pour m’intéresser à une autre plus en lien avec notre sujet. Dans l’hypothèse que la sorcellerie et les religions africaines sont deux réalités qui ne se confondent pas, de quel antidote la société africaine dispose-t-elle pour lutter contre la sorcellerie ?
On pense d’emblée aux marabouts, aux amulettes et aux gris-gris. Mais ce ne sont que des artifices à côté des thérapeutes qu’on appelle nganga, de l’Afrique centrale à l’Afrique Australe, avec cependant certaines variantes. Le père Eric de Rosny définit ce terme en opposition aux sorciers, guérisseurs, tradi-praticiens. « A l’œil nu, écrit-il, le nganga apparaît comme un personnage plurivalent. Le plus visible de ses fonctions étant de soigner des malades, on sera tenté de l’appeler « médecin traditionnel » « médecin traditionnel » ou, pour le distinguer de son collègue des hôpitaux, « tradi-praticien ». J’évite de toute façon le terme « guérisseur » qui en ferait un personnage marginal, alors qu’il se situe au cœur des sociétés africaines. »[4]
Les aspects psychologiques, sociaux, spirituels de la maladie soignée par le nganga l’apparentent dans sa fonction tantôt au juge qui opère un discernement sur les causes de la maladie et ses conséquences sur le malade et son environnement, au prêtre officiant ou au représentant de la santé publique. Les charlatans et les sorciers sont en rupture avec ces trois institutions citées. Par contre, le nganga se distingue du sorcier par son insertion dans la société et sa collaboration avec ces instances, mais aussi par son autorité incontestable, sa science médicinale, enfin sa double-vue. La double-vue du nganga peut être innée ou acquise par initiation. C’est dans ce dernier cas que se situe le pas franchit par le père Eric de Dosny pour se faire initier par Din, son maître. La double-vue permet d’être en lien de manière privilégiée avec l’Etre suprême, les ancêtres, les esprits de la nature, et les sorciers dans le but de les combattre. Venons-en maintenant aux religions africaines en elles-mêmes. Les religions africaines sont un élément central de toute la culture africaine. François Kabassale définit cette expression en déclarant qu’elle renvoie « tout aussi bien à une philosophie qu’à une éthique (une sagesse et un certain art de vivre), à un ensemble d’idées, de sentiments, de rites autour de quatre piliers » : croyance en 2 mondes, l’un visible et l’autre invisible, croyance en l’interaction entre les deux mondes, croyance à la hiérarchie entre les deux mondes, croyance en l’Etre suprême.
Derrière le mot interaction, il faut entendre que les deux mondes sont traversés par la même énergie, et aussi que pour l’homme africain, c’est toute la vie qui est un rite pour célébrer la (naissance, le mariage, la mort…). Cette croyance aux deux mondes exclue la juxtaposition pour valoriser une hiérarchie entre eux. Le monde invisible est transcendant et participe plus à la vie, selon un degré supérieur. Car il est de fait plus proche de la source de la vie. La croyance en l’Etre suprême, créateur et père de tout ce qui existe, repose sur le fait qu’il est inaccessible, on ne se tourne vers lui qu’en tant que recours ultime. Autrement dit, en temps normal, il est d’usage de recourir aux forces de la nature et aux ancêtres. J’en viens maintenant aux enjeux.
Notes
[1] Eric de Rosny, La nuit, les yeux ouverts, Seuil, Paris, 1996, p. 180-181.
[2] Charles Henry Parodelles de Latour, Ethnopsychanalyse en pays bamiléké, EPEL, Paris, 1991, p. 68.
[3] Telema, n° 32, 4/82, oct-déc, 1982, p. 7.
[4] Ibidem, p. 14.