Jean-Léon Gérôme (1824-1904), Une plaisanterie (Arnaute fumant au nez d’un chien/Un lévrier qui n’aime pas le tabac) 60х73
En 725, toute la Septimanie est sous domination Omeyyades, qui régnait sur l’ensemble du monde musulman depuis Damas, sa capitale. Comme nous l’avons vu précédemment, cette réalité historique a amené une coction des différentes religions présentes en Méditerranée. Depuis la mort du prophète Muhammad en 632, qui reçut la révélation (Coran), c’est-à-dire la parole divine qui lui fut révélée en 114 sourates, l’islam, par l’intermédiaire de ses gnostiques, s’ouvrait au soufisme et à sa voie d’éveil et d’harmonie. Il est nécessaire de revenir aujourd’hui sur ce courant de pensée fondamental de l’islam, qui a résisté envers tous les extrémismes religieux, que cela soit au haut Moyen-Âge, quand il est apparu, ou de nos jours. Nous sommes dans l’ère du vulgaire et du fourre-tout. Sinon un Zemmour, ou dans un autre style, un Tariq Ramadan n’existeraient même pas. Très simple pour eux, d’occulter les parties bienfaisantes de l’histoire, plus ennuyeux par contre pour certains, de rappeler que l’islam, ce n’est pas que « des djihadistes assoiffées de sang ».
■ Miséricorde
Rien que le terme djihad est galvaudé. Celui-ci, pour un musulman, et encore plus un soufi, désigne le combat spirituel de l’âme contre les passions individuelles. Les courants wahhabites, salafistes, n’emploient jamais le terme de « miséricorde » (rahma), central dans le Coran. Ils détestent les notions d’amour et d’humanisme spirituels, qu’englobe la parole soufi. On peut ainsi multiplier les exemples tordus, que les fervents d’une eschatologie péremptoire, servent à la plèbe assoiffée de vengeance. Le prophète n’a-t-il pas dit : « Le Coran possède plusieurs aspects. Lisez le donc dans le meilleur d’entre eux ». Le terme soufi ou Sufiya, veut dire « il a été purifié ». On peut le rapprocher, des Cathares, eux aussi « Purs », et donc prompt à recevoir les enseignements divins. Sans ostentation, ornements et bijoux clinquants de l’Église catholique romaine. Le vrai soufi, sera animé par une quête extrême de l’excellence. Cet être « réalisé », traverse les aléas des jours, dans son vêtement, fait de laine grossière (comme la bure Cathare), en signe de pauvreté spirituelle. D’ailleurs, l’autre étymologie de soufi ou sûfi vient de sûf, la laine, en arabe.
■ Schisme
Pour les soufis, la référence ultime reste le prophète Muhammad. En complète contradiction avec les chiites, pour qui la seule et unique source d’autorité est l’Imam, qui reste le seul à pouvoir interpréter les textes sacrés. Les mollahs du clergé chiites, condamnent d’ailleurs les soufistes, qui sont persécutés dans nombre de pays où ils règnent, comme l’Iran par exemple. Ce schisme pour les Occidentaux n’est pas évident à intégrer. Complexes et loin des préoccupations guerrières du moment, les divers courants musulmans, sont souvent réduits à la plus simple et navrante explication des populistes, qui surfent sur les différentes vagues d’attentats et les dégâts qu’elles produisent sur l’opinion publique, aussi malléable que de la glaise.
■ Avicenne
Il est évident que les soufis étaient présents en Septimanie et essaimèrent leur savoir : « Par rapport à la quantité d’œuvre l’Occident médiéval est philosophiquement sous-développé. La pensée musulmane a compris et reçu la science grecque mieux que son homologue chrétienne latine. Les Arabes ont joué un rôle déterminant dans la formation de l’identité culturelle de l’Europe, c’est indiscutable, à moins de nier l’évidence ». (D’après Alain de Libera, Médiéviste au Collège de France).

Des grands noms comme Ibn Sina, dit Avicenne, (illustration en noir et blanc) mort en 1037 et qui avait produit une encyclopédie philosophique, Le livre de la guérison (Kitab al Shifa) et Un canon de la médecine, furent connus et traduits avant Aristote chez les Latins, et donc, imprégnèrent leurs réflexions avant le célèbre penseur grec. Philosophe, médecin, Avicenne était aussi soufi. Baignée dans un néoplatonisme, cher aux Cathares, c’est par son biais que l’influence de la pensée musulmane sur le Moyen-Âge latin prend forme.
Haven C. Krueger, Avicenna’s Poem on medicine, 1963
Autre phénomène d’acculturation, avec Ibn Quzman, né en 1078 à Cordoue. Un des poètes les plus vénéré d’Al Andalus, auteur de poésie classique, son style et sa manière de vivre, prenait beaucoup aux troubadours occitans. L’influence des styles n’était donc pas à sens unique. L’un se nourrissant de l’autre.
■ Munuza
En 725-730, en Cerdagne, dans les Pyrénées-Orientales actuels, Munuza Utaman Abu Nâsar dit, « Munuza », fut gouverneur Berbère de cette province. C’est à Medinet-el-Bab, (la ville de la porte), connu aujourd’hui sous le nom de l’enclave de Llivia, qu’au VIIIe siècle, Munuza dirigea cette province. Elle commandait la présence musulmane en Cerdagne. Il épousa Lampégie, appelée aussi Numérance, fille du duc de Vasconie, Eudes d’Aquitaine. À cette période, arabes et Berbères, ne peuvent pas s’encadrer, et Munuza, se sépare du pouvoir central de Cordoue en Al Andalus. Il fera de sa principauté, le siège de sa résistance berbère. Alliance avec le Duc d’Aquitaine, mariage avec sa fille, avec pour conséquence – comme c’était souvent le cas dans ces « mariages passionnés » – du haut Moyen-Âge, une stabilisation des frontières et une aide à la Reconquista. Mais cette apostasie, de par son mariage et sa conversion à la foi chrétienne, ainsi que le meurtre qu’il ordonne, sur Nambaudus, évêque d’Urgell, agissant sur les ordres de l’Église de Tolède, subordonné au gouvernement Omeyyades d’Al Andalus, furent la goutte de trop qui déborda de l’aiguière. Al Rhafiqui, gouverneur Omeyyade de Cordoue, rassembla une expédition punitive, pour mettre à terre, l’insoumis berbère de Cerdagne. Abd Al Rahman dirige l’expédition, encercle Munuza et, dans un ultime sursaut créatif, le fait cramer vif sur un bûcher à Llivia.
Un « juste châtiment », d’après les chroniques Mozarabes rédigés à partir de 754, par des moines chrétiens espagnols réfugiés dans les Asturies, conséquence de la conquête musulmane Ibérique, 40 ans auparavant.
■ Adab
« Écouter la voix humaine, c’est de la grossièreté spirituelle » Al-Shâdhili. « Ma voie est celle de la musique et de la danse » Rûmi. Avec ces paroles de soufis datant du Moyen-Âge, on est loin des « human bomb » que l’on veut nous faire entrevoir à tous les coins de rue. La parano engendrée, entraîne la peur et donc la perméabilité des cerveaux à tous les discours radicaux. L’islam, comme tous les livres sacrés, est offert à toutes les interprétations.
Cette herméneutique – l’art ou la science d’interpréter les textes religieux ou philosophiques – est souvent mise à mal. Actuellement, là où les soufistes sont le moins présents, comme en Égypte, Algérie, Turquie, Iran, les extrémistes gardent la place. Par contre, quand ils sont bien intégrés dans la société civile, comme au Maroc ou en Afrique de l’ouest, l’intolérance recule. « L’adab », qui peut se traduire par, la bonne attitude, de la relation de l’être et de son milieu, synthétise toute l’éthique de l’islam. On peut faire un parallèle avec le sentier octuple du bouddhisme, ou voie du milieu. À méditer d’urgence pour une meilleure compréhension de l’autre.
Article publié sur L’Indépendant le dimanche 26 janvier 2020.