Abd el-Kader Ibn Muhyi ed-Din est né en 1808 dans l’Ouest de l’ancienne régence d’Alger au sein d’une famille chérifienne et soufie. Dans la zawiya qadiriya de l’oued al-Hammam dirigée par son père il reçoit une éducation spirituelle et une formation religieuse axée sur le corpus coranique et la tradition prophétique. A l’adolescence, il se rend dans la ville d’Oran pour compléter sa formation de savant religieux. Parallèlement à l’enseignement intellectuel, il est initié à l’art équestre et au maniement des armes. Il parachève sa formation par un voyage de plus d’un an en Orient, avec son père, il sillonne le Maghreb, le Proche et Moyen-Orient. Il effectue le grand pèlerinage (Hajj) à la Mecque et acquiert le titre de hadj.
A l’été 1827, après près d’un an et demi de pérégrinations, il est de retour dans sa terre natale. Au printemps de cette même année, un incident diplomatique entre le consul de France et le dey d’Alger fait courir des bruits alarmants dans toute la Régence. Le 14 juin 1830, les troupes de la flotte française emmenées par le général de Bourmont, débarquent dans la baie de Sidi-Fredj. Le 5 juillet, Alger est conquise. Une semaine plus tard, le dey Hussein prend le chemin de l’exil. Des garnisons françaises s’installent dans toutes les zones portuaires. Alors qu’Oran est soumise à un blocus, le bey Hassan isolé cède à son tour les clefs de la ville et s’embarque pour l’Égypte.
Personnage écoutée et respectée dans l’ouest de la Régence, Sidi Muhyi ed-Din, le père d’Abd el-Kader, joue les premiers rôles dans la résistance à la conquête. C’est dans le sillage de son père qu’au début de 1832, qu’Abd el-Kader fait son baptême du feu. A l’automne de la même année, sur la recommandation de son père, il est placé à vingt-quatre ans à la tête d’une confédération de tribus de la province d’Oran pour mener le Jihâd. Il prend le titre d’Émir, « Commandeur ». Il s’impose rapidement par son talent politique et tactique comme une figure emblématique de la résistance.
Les succès de sa cavalerie et l’efficacité des blocus qu’il maintient autour des garnisons françaises poussent les autorités militaires à négocier directement avec le jeune chef arabe. En février 1834, l’Emir impose à la France la négociation d’un premier traité de paix, signé avec le commandant de la garnison de la ville d’Oran. Ce traité marque pour le général Desmichels et Abd el-Kader une volonté commune de privilégier la négociation. L’Emir en tire un bénéfice politique auprès des tribus arabes. Le remplacement de Desmichels par Trézel à Oran marque un durcissement de la politique de la France et à la reprise des hostilités.
À la fin juin 1835, l’émir Abd el-Kader sort victorieux de la bataille de la Macta’ face à l’armée d’Afrique emmenée par Trézel. Un an plus tard, l’Emir subit sa plus grande défaite face au général Bugeaud sur les bords de la Sikkak. Chef de guerre, Abd el-Kader ne néglige pas pour autant la diplomatie, dès les années 1835-1836 il noue des relations avec l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique. Il suit les développements politiques en France et en Europe, grâce à la presse française qu’il se fait traduire régulièrement. Le second traité est signé le 31 mai 1837 dans la région de la Tafna avec le général Bugeaud qu’il rencontre à cette occasion pour la première et dernière fois. Ce traité permet à Abd el-Kader d’asseoir davantage son pouvoir et lui permet en l’espace de deux ans de poser les fondations d’un État et de mettre sur pied une armée de métier.
La réputation de l’Emir s’étend à travers tout le territoire de l’ancienne Régence d’Alger et sa popularité grandit en France. La rupture du traité de paix à la fin de l’année 1839, l’affirmation d’une politique de domination envers la nouvelle colonie, et la nomination en février 1841 du général Bugeaud au poste de gouverneur général de l’Algérie, précipitent le déclin de la résistance et accélère la conquête de ce qui est dorénavant considéré comme une « extension » de la France. Le passage d’une politique de l’occupation restreinte à une occupation totale mène à l’accroissement des effectifs de l’armée d’Afrique (jusqu’à 110000 hommes en 1846) et à la mise en place d’une politique de la terre brûlée, d’« extermination » écriront certains observateurs français, qui épuise durablement les tribus algériennes. Une stratégie belliqueuse qui conduit à la destruction en 1843 de la capitale de l’Emir, Tagdempt, et à la prise de toutes ses villes bastions.
Au printemps de la même année, la Smala, sa capitale mobile est attaquée par le duc d’Aumale. La bataille d’Isly et les bombardements des ports de Tanger et de Mogador en 1844 le privent de l’appui du sultan Moulay Abd-er-Rahman et du soutien des tribus marocaines. La dégradation de ses relations avec le royaume marocain va aller en s’aggravant jusqu’à la rupture totale. Malgré un sursaut de la résistance au cours de l’année 1845, le campement (deïra) de l’Emir est acculée à la frontière du Maroc.
En décembre 1847, la deïra, campée en territoire marocain, est prise en tenaille entre les armées française et marocaine. Dans la nuit du 21 au 22 décembre 1847, conscient du danger qu’encourent les siens et après s’être concerté avec ses derniers compagnons d’armes et ses alliés marocains, l’émir Abd el-Kader choisit de mettre fin à son engagement militaire. Les événements s’enchaînent alors très rapidement. Après une négociation menée avec le général de Lamoricière, un traité d’amân (sauf-conduit) est signé, traité qui en échange du dépôt d’armes, l’Emir et les siens sont autorisés à se rendre en exil en Orient. Une fois le traité ratifié par le duc d’Aumale, gouverneur général récemment nommé, Abd el-Kader et ses compagnons remettent leur sort aux Français. Victime d’un non-respect de la parole donnée, Abd el-Kader est directement transféré en France avec une centaine des siens où il est placé en captivité durant cinq années à Toulon, puis à Pau et enfin à Amboise.

Au cours de cette période (1848-1852), où trois régimes politiques se succèdent, la France connaît parmi les pages les plus denses de son histoire. Alors qu’à peine deux mois après le transfert de l’Emir en France, Louis-Philippe abdique au profit d’une République, le nouveau régime marqué par l’instabilité et sous le poids de l’opinion publique refuse d’honorer la parole donnée et de libérer Abd el-Kader. Pour justifier son maintien en captivité les autorités imputent à l’ancien adversaire des intentions malveillantes et l’accuse d’avoir été impliqué dans l’exécution des prisonniers français de Sidi-Brahim. Face au procès d’intention et à la calomnie qui vise Abd el-Kader, des voix, françaises et étrangères, se lèvent pour réclamer sa libération et ainsi réparer la faute d’honneur. Ces débats font l’objet d’articles dans la presse et de discussions dans les deux Chambres.
Ahmed Bouyerdene, Abd El-Kader – L’harmonie Des Contraires, éditions Seuil, 2008.
Éprouvante, la vie en captivité entraine la mort d’une trentaine de prisonniers. Les journées, rythmées par la praxis religieuse et les corvées ménagères, sont ponctuées de visites à l’Emir, particulièrement au début de sa captivité et à sa fin. Journalistes, politiques, hommes d’Église ou simples citoyens, se succèdent à Toulon, Pau et Amboise. Ces échanges avec des personnalités de tous horizons lui font aborder tous les sujets. De sa prison, l’Emir découvre les Français. Dans les nombreux témoignages directs, le sentiment de fascination voire d’admiration domine.
A l’automne 1852, à la veille de la proclamation du Second Empire, Louis-Napoléon Bonaparte, décide contre l’avis de toute la hiérarchie militaire de libérer celui qui est dès lors désigné d’« illustre captif ». Le Prince président se rend en personne à Amboise pour annoncer aux prisonniers algériens leur libération. A sa demande, Abd el-Kader obtient la permission de participer par la voie des urnes au plébiscite et assiste au château des Tuileries aux solennités du rétablissement de l’Empire. Le 21 décembre 1852 après cinq années de captivité, les Algériens prennent le chemin de l’exil pour Brousse (Turquie) puis à partir de décembre 1855 à Damas (Syrie).
Commence alors pour Abd el-Kader une nouvelle vie consacrée aux études religieuses et à la praxis spirituelle. En 1855, il achève Rappel à l’Intelligent, avis à l’indifférent1dont la traduction en français parait en 1858. L’essai, dédié à Napoléon III, résume ses grands principes religieux et philosophiques et sa foi dans une fraternité adamique.

A l’été 1860, dans un contexte de crises multiformes qui touchent l’empire ottoman, une grave émeute anti-chrétienne éclate à Damas. Les quartiers chrétiens de la ville sont incendiés, provoquant la panique, les blessés et les morts se comptent par milliers. Une semaine durant, au risque de leur vie, Abd el-Kader et les siens s’interposent entre les émeutiers et les victimes chrétiennes. Son action héroïque lui vaut de nombreux témoignages de reconnaissances provenant du monde entier, et il se voit décerner par différents États de multiples décorations, dont la grand-croix de la Légion d’honneur.
Ahmed Bouyerdene, La guerre et la paix : Abd el-Kader et la France, 1847-1852, éditions Vendémiaire, 6 avril 2017.
En 1863, il entreprend le Grand pèlerinage (Hajj). Ce séjour de plus d’un an dans la péninsule arabique marque un tournant décisif dans sa vie spirituelle. Le Livre des haltes (Kitâb al-mawâqif), traité métaphysique qu’il compose au cours des années 1860, témoigne de ses expériences spirituelles et pose Abd el-Kader comme une figure mystique majeure de l’époque moderne.
Curieux du progrès des techno-sciences, désireux de tisser des liens tous azimut, il fait plusieurs séjours en Europe (1855, 1865 et 1867), y rencontre des personnalités et assiste aux Expositions universelles et industrielles. A l’automne 1869, il est officiellement invité à l’inauguration du Canal de Suez, chantier du siècle dont il a été un fervent promoteur auprès des populations musulmanes. C’est le dernier évènement public auquel il prend part.
Il s’éteint à Damas au printemps 1883 et est inhumé près du tombeau du grand maître soufi d’origine andalouse, Muhyî d-Dîn ibn Arabi (m. 1240).
Notes :
1 Rappel à l’intelligent, avis à l’indifférent, de l’émir Abd el-Kader, traduit par Gustave Dugat, B. Duprat, Paris, 1858.