Loubna Serraj, Pourvu qu’il soit de bonne humeur, Éditions Ediff, Maroc, 2020
Loubna Serraj fait son entrée littéraire avec un roman qui traite des rapports de force entre l’homme et la femme où le premier met la seconde sous scellées et exerce sur elle un pouvoir coercitif. À sa manière, l’écrivaine les revisite pour en déballer les ressorts profonds et en souligner les crises et les tensions. Son dessein consiste à dévoiler une vérité douloureuse et ambiguë. Une vérité auscultée, autopsiée, dépeinte au menu à travers deux figures féminines à qui l’auteure prête la parole et qu’elle campe dans deux époques différentes et deux réalités (historique, politique, culturelle, sociale) distinctes. A bien des égards, ‘‘Pourvu qu’il soit de bonne humeur’’ place Maya (la grand-mère) et Lilya (la petite-fille) sous le signe de l’antinomie. Autant Maya se soumet aux préceptes de la société holiste, autant Lilya se rebelle contre sa phallocratie aliénante. Si la première se laisse dominer par son mari (Hicham) qui la réifie et en fait un corps assujetti et supplicié, la seconde, au contraire, se délecte de son idylle avec son amant (Rhani) où son corps se réjouit et s’exalte. Pris entre le passé et le présent qui se font écho, le lecteur aura affaire à deux voix parallèles qui relatent respectivement leurs destins, à deux femmes qui dévoilent leur psyché, à deux êtres qui disent leurs heurs et malheurs, à deux corps qui veulent appréhender les substrats de leur relation avec d’autres corps. Deux voix et deux vies. Deux voies et deux choix. Ainsi donc, les quatre vocables semblent résumer les mouvements et les couleurs des deux aventures féminines dans ce roman.
1- « Me voilà mariée. Me voilà entrée en enfer »
Cette phrase que Maya profère sur un ton tragique décrit sa condition de femme subalterne, de femme soumise aux diktats de la horde. Son mariage avec Hicham marque un tournant décisif dans sa vie. Aussi passe-t-elle vite du statut de fille autonome, non « encline au mutisme » et capable d’exprimer ses idées sur ce qui se passe ici et ailleurs, au statut d’une épouse hétéronome qui quitte les bancs de l’école et dont la seule fonction consiste à assouvir les appétences sexuelles du mari et lui donner des enfants. C’est à cette nouvelle voie, à cette nouvelle vie que sa mère la destine à dessein. Au lendemain des noces, elle lui déclare péremptoirement : « Une bonne épouse est censée faire ce que son mari lui dit et lui dicte. Rappelle-toi cela… Je n’ai pas envie des jérémiades, Maya. C’est cela être une femme. » Si paradoxal que cela puisse paraître, une femme asservie enseigne à une autre femme les leçons de soumission à la puissance mâle. Par son discours jussif, la mère cautionne le pouvoir masculin. Elle semble donc adhérer au système phallocratique et y voit le modèle auquel sa fille doit s’astreindre à tout prix. Elle en assimile les ordres et en devient le héraut. Au lieu d’encourager sa fille à sauvegarder son intégrité, à s’affranchir du pilori de la Tradition, elle l’incite a contrario à se désubjectiver, à se désincorporer, à se déshumaniser.
Depuis la première nuit nuptiale, Maya se voit piégée dans la clôture doxéique. Elle ne peut nullement y échapper. Elle tire de son expérience douloureuse une conclusion aussi amère que décevante : « mon corps s’est transformé en une espèce de plaie béante qui me fait mal à chaque respiration ; mes jambes sont lourdes, mes bras pèsent une tonne… Je suis comme désarticulée, désincarnée. » Qu’elle le veuille ou non, Maya est contrainte d’évoluer dans une société archaïque où plusieurs voix l’obligent sans cesse à jouer son rôle d’épouse dominée. Elle n’a pas d’autres choix à faire. C’est ce que d’ailleurs lui rappelle son mari dans un discours misogyne : « Tu parles comme une prostituée. C’est mon plaisir qui compte… Tu es à moi. Je suis le seul qui sait ce qu’il convient de faire ou pas. » Pour Hicham, l’équation est toute simple : une femme doit « garder [sa] langue dans [sa] bouche », brider ses désirs sexuels, subir en silence les violences recommencées de son époux. Qui plus est, Hicham met cette vision phallocentrique à exécution chaque fois qu’il veut assouvir son besoin.
Sans prélude séducteur, il s’abat sur Maya et la viole de suite. Sans se soucier du plaisir de sa femme, il tend à posséder son corps, y imprimer sa virilité, le manipuler à loisir, le réifier. « Tu es ma femme, je fais de toi ce que je veux », lui assène-il sans scrupules pendant l’une de leurs étreintes. Pour souligner le caractère bestial et brutal de celles-ci, Maya a recours, au deuxième chapitre, au polyptote et à l’isotopie de la violence : « violer », « violemment », « violent », « violence », « douleur », « souffrance », « évanouissement », « terreur », « plaie », « sang », « feu », « brutalité », « déchirement » sont les mots qui font montre du spectacle qui tourne à la seule possibilité d’agression entre un sujet dominant et un objet dominé. Il en ressort que la relation entre l’homme et la femme est en crise permanente, en panne de syntonie. Elle est conditionnée par la volonté masculine de vaincre la femme et la transformer en valeur marchande : « Toi ou une autre, c’est la même chose. Une femme, c’est pour satisfaire les besoin de son mari. » Un tel discours machiste, une telle voix phallocratique associent la femme à une urne où l’homme déverse sa semence séminale. Celui-ci, cherchant le triomphe de son orgueil et l’exaltation de son égo, dénie à celle-là toute dimension humaine et affective. Comme le dit Simone de Beauvoir, l’homme se sert « de son sexe comme de l’instrument de sa volonté. »
2- « Derrière tout cela, il y a une femme assoiffée de liberté »
Incarcérée dans une maison-prison où elle souffre le martyre, Maya réussit cependant à s’en affranchir. « Je sens une frénésie en moi, une soif de liberté et, du haut de mes trente ans, je sais que l’étancher, c’est aussi étancher ma propre soif. » Cette aspiration à la liberté devient vitale pour elle. Elle imprègne ses gestes et paroles. D’abord elle se préserve un petit monde où elle se réfugie de temps à autre et qu’elle appelle métaphoriquement « Mon jardin ». En réalité, il s’agit d’un coin très réduit où elle a aménagé quelques fleurs. C’est un « dedans » qui porte en lui les vertus de l’espace heureux et salutaire, un endroit d’intimité où elle s’enferme pour se ressourcer, un abri minuscule où elle se sent protégée, une bulle agréable où elle mène une vie paisible. « Sans ce petit coin, dit-elle, il y a longtemps que j’aurais perdu ou, pour être plus juste, que j’aurais abandonné mon âme. » On pourrait parler ici d’une sorte de locus amoenus en miniature où Maya se repère intra-muros, se construit un univers discret, au-delà de tout péril. Ensuite Maya lit des livres en arabe et en français où elle se délecte des mots et d’où elle tire des leçons édifiantes. A travers ‘‘L’amour perdu’’, ‘‘L’Étranger’’, ‘‘Le Petit Prince’’, ‘‘Le Rouge et le Noir’’, Maya « pourrait vivre plusieurs vies », écouter d’autres voix, connaître d’autres destins. Grâce à plusieurs auteurs, elle réussit à souffrir ses affres conjugales et s’offrir un baume à ses blessures.
En ce sens, les livres sont une panacée qui agrandit son âme, défait son esprit des carcans, lui permet d’échapper à sa vie infernale. Ils constituent pour elle la voie de la liberté : intérieure, idéelle, psychique. Hicham a beau assiéger, séquestrer et torturer son corps, il n’a pas la mainmise sur son intelligence et son imagination. Deux espaces complémentaires, le jardin et les livres la délivrent de la domination maritale, la rendent « si forte » qu’elle est « loin d’être faible, d’être une simple victime.» S’agissant de Maya, on peut parler de contestation à mots imperceptibles, de refus à voix inaudible, de révolte silencieuse. « C’était une vraie résistante. Et si libre malgré tout.» Avec ces mots, Nora souligne le caractère singulier et complexe de sa belle-sœur. Participant discrètement au mouvement de résistance, elle semble accomplir sa liberté par la libération du pays, changer son destin personnel en contribuant au changement du destin national. Bien qu’humiliée sous le joug conjugal, Maya garde son humanité car elle a le sens de sédition et l’amour pour les autres. « Elle était libre même dans son enfer », cette description laconique que Marwan fait d’elle en dit long sur sa personne contradictoire, ambiguë, insaisissable. Dans une sorte de soliloque, elle-même se dit être double : « il existait une Maya qui, de l’extérieur, paraît être une mère attentive, dévouée à son foyer et à son mari. Et une autre, probablement la plus vraie, la plus authentique… Celle qui se nourrit des livres et de la beauté de son jardin. » Bicéphale comme Janus, elle semble paradoxalement serve et affranchie, captive et émancipée.
3- « Sa voix n’a pas été entendue à l’époque »
Comme elle a sciemment choisi de se murer dans le mutisme, Maya n’a pas ébruité les atrocités de sa vie conjugale. Du reste, tout en étant au courant de ses malheurs, Marwan, Nora et Mamita n’ont rien fait pour empêcher le meurtre de se perpétrer au jour le jour sous leur regard. A leur insu, ils sont devenus les complices involontaires du mari-violeur-tortionnaire. Ainsi, contre ce double silence personnel et collectif, Lilya s’indigne et se pose cette question lancinante : « Comment toute cette communauté, qui se dit famille unie, comprenant des personnes lettrées et instruites, a pu faire la sourde oreille et tolérer cette horreur ? » Au-delà d’une simple investigation journalistique, elle s’intéresse naturellement à sa grand-mère et, à travers elle, aux « trop nombreuses Maya qui ont existé et qui existent encore. » Son dessein : les réhabiliter toutes, déterrer leur mémoire de l’oubli, rendre public leur martyre. Ainsi elle remonte le passé, voyage de ville en ville, consulte des papiers et des photos, rencontre quelques individus.
Lilya se porte volontiers témoin des victimes tues et tuées depuis longtemps, parle à leur place, leur prête sa voix. Grâce à elle, les femmes suppliciées communiquent leurs vies spoliées d’outre-tombe et sortent de l’anonymat. Cela se traduit, outre mesure, par le geste dédicatoire qui inaugure le roman de Loubna Serraj : « A la vraie Maya qui a inspiré ce roman et à toutes les Maya, d’ici et d’ailleurs…» En ce sens, l’écrivaine, en restituant les souvenirs de vies sujettes à l’amnésie et au mutisme, œuvre pour la vérité. Avec son roman, elle prend position, dénonce le pouvoir phallocrate, démonte les rouages de la domination masculine, critique « les faibles protections légales et sociales ».

Pourvu qu’il soit de bonne humeur est un récit testimonial et engagé dans les débats de société. Il fait la lumière sur une réalité atroce où l’homme s’entête à exprimer sa virilité à coups de violences et de viols tout le temps réitérés A sa dimension esthétique se superpose donc un projet éthique. Loubna Serraj inscrit son premier roman dans la littérature marocaine au féminin qui remet en cause le système phallocratique et déconstruit ses discours arrogants, misogynes et violents.
Loubna Serraj, Pourvu qu’il soit de bonne humeur, Éditions Ediff, Maroc, 2020