Crédit photo embracing the world
Mon histoire avec Amma est d’abord celle d’un émerveillement. Peut-être n’est-elle que cela. Et pourtant mon corps, mon visage, mon âme ne sont plus ceux d’un enfant. Il y a quatre ans déjà, et cela me semble au-delà du temps, je reviens vers elle et je lui demande la permission d’écrire sur elle. Pourquoi cette question naturelle pour un écrivain s’est-elle faite émerveillement ? Un émerveillement ne s’explique pas ; il se vit. J’ai commencé d’écrire en tremblant parce qu’on n’écrit pas sur un grand maître comme on écrit sur un héros de roman. Il se glisse dans ce défi comme une responsabilité qui vous engage et vous rend tout petit. Puis l’inquiétude s’est faite sérénité et, à ma grande surprise, cet émerveillement que j’avais cru être un éblouissement passager ne m’a plus quitté. J’ai compris que l’émerveillement, une fois donné, ne se reprend pas et accompagne votre vie. J’écris donc, et les mots me sourient. C’est alors que j’ai compris ce mystère : Durant le temps où j’écris, Amma ne me quitte pas. Elle est là, dans le frémissement des arbres et le murmure de la Méditerranée auprès de laquelle je suis né et je vis, comme elle est là aussi depuis son enfance auprès de sa mer d’Arabie, au loin en Inde. Un être de lumière, cela vient-il vers vous ? Ou bien est-ce vous qui allez vers lui ? Autant d’êtres humains, autant d’expériences. La mienne est arrivée par ce qu’il est commode d’appeler un hasard, mais qui n’en est pas un. Mon hasard à moi me fût annoncé par une pomme. Sur le bureau d’une amie trônait ce fruit merveilleux dont on fait du cidre ou des tartes Tatin. Là depuis huit mois, elle ne présentait pas la moindre ride, comme si elle venait de tomber tout juste de l’arbre. Il existe beaucoup de pommes célèbres, celle de Newton qui lancée en l’air lui révèle la gravitation, celle de Guillaume Tell. Pour moi, ce fût la « pomme d’Amma ». Tu dois la rencontrer ! me dit alors cette amie. C’était à Châlons en Champagne voici trois ans. Je m’agenouille devant elle pour recevoir son darshan, elle me relève et j’entends en mon cœur ces mots : « Bonjour, mon fils, te voilà de retour ! » C’est alors que tout commence.
Alors je suis allé pour la seconde fois à Amritapuri dans le Kerala, au cœur de la spiritualité indienne plurimillénaire, là où la légende rassemble dans une épopée commune les hommes et les dieux…là où est la maison où Amma a grandi. Je n’ai jamais pu comprendre un tout petit peu de la vie que dans ces lieux inouïs et minuscules où tout a commencé, où tout continue, où rien ne s’achève. Je ressens alors la même émotion sacrée que celle ressentie à Bethléem, là où Jésus est né, au jardin des oliviers où il est arrêté, dans la minuscule église d’Assise où saint François écrit « le cantique des créatures », sans doute le plus beau poème du monde. Je sais qu’Amma, un jour passant par Assise, a pleuré dans cette petite église de rien du tout qui révolutionne le monde. Le Mahatma hindou versant une larme là où vécut le saint chrétien. Quoi d’étonnant, puisque, le dit-elle, nous sommes tous frères, hindous, chrétiens, juifs, bouddhistes, musulmans et même les athées ceux qui ne croient à rien, car ne pas croire, ce n’est pas une raison pour que le Bon Dieu ne nous aime pas !
Au point où nous sommes arrivés aujourd’hui, où l’égoïsme comme l’argent sont rois, où les glaces des pôles fondent et les forêts brûlent, où un minuscule virus plonge le monde dans le chaos, où on semble préférer la haine à l’amour, la guerre à la paix, l’appropriation au don, le repli à l’ouverture, il me plaît de penser, même si je me fais mal voir, que Dieu dans sa bonté, pourrait avoir envie de s’incarner de temps à autre, surtout quand la terre ne tourne pas rond, pour nous redire : Aimez-vous les uns les autres. N’ayez pas peur. Gardez l’espérance au cœur.
Un jour, un journaliste pose à Amma cette question : « Amma, si tu voulais remettre le monde sur ses pieds, comment t’y prendrais-tu ? Quel genre de pouvoir choisirais-tu ? » Elle lui répond ceci : « Eh bien, je me ferais balayeuse. Ainsi je pourrais balayer la poussière de l’ego et de la peur dans le cœur des gens ». Elle aurait pu ajouter : « …Et rendre le sourire aux grincheux ! » Le sourire d’Amma…il vous prend par la main et vous emmène vers des mondes inconnus où nous avons envie d’aller depuis toujours, parfois sans le savoir. D’aller vers des rêves à vivre comme les rêve l’enfant que nous n’avons jamais cessé d’être. C’est le sourire à l’état pur. Celui qui ferait sourire l’humanité entière, les animaux, la nature et même les méchants. Ce sourire, il se donne. Mieux, il s’abandonne. Il est celui de l’âme qui ne meurt pas. Il est le sourire d’Amritapuri, né dans une maison si humble et qui nous rend si humble. Ce sourire-là raconte tout : la légende du bien comme celle de l’âme, dans sa course qui ne s’achève pas.
Amma nait dans un monde d’absolu qui est la nature – mère autour d’un petit village de pêcheurs au sud ouest de l’inde. L’océan qui le borde avec ses vagues d’éternité qui éclaboussent les grains de sable. La terre qui se laisse parfois submerger par l’océan puis qui recouvre ses droits. La forêt, un manteau vert, immense, à perte d’horizon. Un horizon qu’on ne peut embrasser que depuis le ciel. Nous sommes au Kerala, le pays des noces de l’eau et de la terre. Un pays d’absolu. Un jour, il n’y a pas si longtemps, cet absolu a été vu, ressenti, vécu par les yeux et par l’âme d’une enfant. Une petite fille de là-bas. Une fille de pêcheur à la peau très brune. Une enfant comme les autres enfants, qui joue, court, crie, chante, insouciante du passé, du futur, de toutes les fariboles qui ombrent de chagrin le sourire à la vie. Une enfant du présent, toute à lui, toute à l’émerveillement. Mais une enfant différente aussi, dans l’isolement de son jardin secret. Tous les enfants ont leur jardin secret, sauf que celui-ci ne ressemble à aucun autre. L’enfance n’est pas chose publique mais privée. Seuls les poètes osent s’y hasarder, car même devenus vieux, ils demeurent enfants et gardent les regards qui percent les secrets. Si on éprouve les pires difficultés à raconter l’enfance, c’est qu’en apparence il ne s’y passe rien, ce qui veut dire qu’en réalité il s’y passe tout mais que personne n’est capable de voir. Amma n’est pas encore Amma. On l’appelle « la petite ». Mais « la petite » sait déjà ce qu’Amma aujourd’hui nous dit. Elle sait qu’on peut être malheureux de bien des manières. Malheureux parce qu’on manque de tout, qu’on est malade. Malheureux aussi d’être seul et abandonné. Être abandonné, cela signifie ne plus être regardé, devenir transparent aux yeux des autres, se sentir de trop. Amma me raconte une histoire bouleversante. Un petit garçon passe devant la vitrine d’un magasin où on vend des chiots. « Maman, j’en voudrais un ! » On entre alors dans la boutique et le marchand fait défiler les chiots. Arrive un petit dernier qui marche sur trois pattes. « Oh ! Qu’est – il arrivé ? » demande l’enfant « Il est né avec une patte paralysée et le vétérinaire dit qu’il ne guérira pas » répond le marchand « Est-ce que vous voulez bien me le vendre, monsieur ? » Le marchand est surpris. « Mais il ne pourra pas courir…s’amuser avec toi…Tu n’en veux pas un autre ? » Le petit n’en démord pas. « Dans ces conditions, je te l’offre…Il est gratuit ». « Non monsieur, je veux l’acheter au même prix que les autres ! » Le petit retrousse alors son pantalon et montre une jambe artificielle. » Vous voyez, monsieur, moi aussi il me manque une jambe. Alors nos cœurs vont se comprendre. Je compatirai à sa souffrance et lui à la mienne ! »

Jésus a dit : « A moins que vous ne deveniez comme des petits enfants, vous n’entrerez pas au Royaume de Dieu ». Qu’est-ce donc que ce « Royaume » ? Amma nous dit : « C’est l’état de conscience où on ne fait qu’un avec le Divin. L’innocence de l’enfant est la clé qui en ouvre la porte ». Elle ajoute : « Comment redevenir cet innocent ? Vous faîtes erreur en pensant que vous ne l’êtes plus. Votre innocence d’enfant est là, cachée derrière la façade de la colère, de l’orgueil, de l’ambition. Mais l’innocence de l’enfant est notre vraie nature ». Notre cœur d’enfant demeure toujours, un peu endormi peut-être, mais il suffit de le réveiller pour se réconcilier avec soi.
Pierre Lunel, AMMA, celle quon attendait…, éditions du Rocher, 2019.