Crédit photo : Aujourd’hui LE MAROC
La mémoire semble fortement liée à l’écriture. Le retour au passé, le travail de remémoration, l’évocation des souvenirs et la reconstruction des événements antérieurs prennent inéluctablement appui sur l’acte d’écrire, en vue d’arracher la vie passée à la rapacité du temps. Ainsi la mémoire et l’écriture s’interpellent, se recouvrent et entrent en interaction pour lutter contre l’amnésie et l’effacement des êtres et des choses.
Le livre de Taïeb Bencheikh, Rhapsodie dans un parcours de vie, publié récemment aux Éditions Bouregreg, souscrit de plain-pied à cette logique. Depuis les premières lignes, l’auteur en souligne les traits : « Rien n’est plus mortifère que l’oubli habité par l’ignorance. La vérité n’est jamais dans un livre quelle que soit sa valeur, la vérité est à lire entre les lignes, à chercher à travers des croisements de routes, de paroles contradictoires pour ne récolter, peut-être, qu’une vérité du moment. C’est à cette vérité reconstruite à travers les événements d’un moment d’histoire que tend ce livre pour la mémoire et contre l’oubli. » S’agissant à la fois de vérité personnelle et historique, vérité relative et toujours en devenir, l’auteur remonte son passé et revisite l’histoire mouvementée de son pays à laquelle il a activement contribué. Si bien que le parcours individuel et le parcours collectif se font écho, se recoupent et se compénétrent. Le destin du moi (« je ») reste étroitement attaché au destin des autres (« nous », « ils »). La mémoire personnelle et la mémoire communautaire se télescopent, entrent en osmose de telle sorte qu’elles constituent un seul corps, un seul bloc qu’on ne peut ni scinder ni parcelliser.
Certes, Taïeb Bencheikh se souvient de son enfance et de ses premières années d’études à Taznakht, Ben Ahmed, Casablanca et Meknès ; il évoque ses relations avec un père exceptionnel, « homme de culture, parfait bilingue », qui a joué un rôle incontournable dans son éducation et son instruction ; il rappelle les lieux qui l’ont bien marqué (le msid, le hammam, le cinéma, l’internat, La Maison du Maroc, etc.) ; il parle de son obtention du bac sans nulle surprise et de ses années d’études supérieures à Rabat puis à Paris ; il raconte ses activités partisanes et politiques qui en résultent et son adhésion au Parti Communiste Marocain, etc. Néanmoins, tous ces événements de facture autobiographique se détachent sur la toile de fond d’un pays encore sous le protectorat français où les inégalités entre les colonisés et les colonisateurs sont flagrantes, où la maladie et la famine battent leur plein, où l’exil du sultan et la lutte pour l’indépendance sont la marque diacritique d’une période historique cruciale, où la construction d’un État moderne s’avère à ses débuts très difficile et réticente.
En tant qu’homme politique, Taïeb Bencheikh n’évoque pas son passé avec une certaine nostalgie. Au contraire, il ne cherche ni à l’idéaliser, ni à l’enjoliver, ni à le vanter. Au demeurant, il reste entièrement conscient du piège que pourrait lui tendre l’acte de souvenance : « on porte toujours en soi les épreuves du temps et la mémoire a le don, souvent à son insu, de jouer sur l’émotionnel », écrit-il. Au lieu de verser dans le pathos ou l’affect, il fait, bon gré mal gré, un travail d’anamnèse méthodique, impartial et bien structuré, qui nécessite, comme l’affirme Paul Ricœur dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, « le choix d’un point de départ pour le parcours de rappel ». Se souvenir, dans cette perspective, consiste à donner sens à sa vie politique et à celles des autres, les expliquer et les interpréter à la lumière du présent, en dévoiler les illusions et les chimères, en retenir l’enseignement pour la génération future. D’où, par exemple, la critique qu’il n’hésite pas à porter sur les institutions et les personnes qu’il a parfaitement connues. Au ministère du Plan où il a été directement affecté après son retour de France, il pointe du doigt le dysfonctionnement du service de la planification agricole : « nous notions un manque de coordination entre les directions d’un même ministère, le même type de projets pouvant être programmé par deux directions centrales et exécuté par les directions régionales qui consommaient les crédits ouverts sans se soucier d’une quelconque coordination ou rentabilité. » Pareillement, les militants communistes, dont il faisait lui-même partie, ne sont pas épargnés de son discours caustique. Pour lui, ils « présentaient un discours individuel qui ne reflétait pas les positions officielles du parti » et continuaient, lors des congrès, « à raser les murs et s’efforçaient d’être le moins visibles possible. » Cela explique, entre autres, les distances qu’il a prises avec ce parti dont « la ligne comme les actions [lui] paraissaient ne pas correspondre à ce qu’ [il] espérait.»
Rhapsodie dans un parcours de vie est sans doute le livre d’un homme d’action et de réflexion. Un homme qui en savait plus long sur les arcanes de la politique nationale et internationale. Un homme qui a côtoyé les grandes figures du 20ème siècle, mais fréquenté aussi les paysans les plus démunis ; un homme qui a été plusieurs fois ministre et siégé des années durant au parlement en tant que député, sans que cela lui occulte la réalité décevante du Maroc profond ; un homme qui lisait beaucoup et acquérait par conséquent une immense culture lui permettant de mieux comprendre les enjeux de la praxis politique. Ses expériences dans différents domaines – administratif, politique, économique, agraire, social, sanitaire – l’ont naturellement poussé à léguer à la postérité sa vision du monde, sa philosophie de la vie, ses considérations sur quelques événements historiques (l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, le coup d’État de Skhirat, la Marche Verte), ses réflexions sur les responsabilités ministérielles qu’il a prises en charge, ses points de vues sur les élections locales gangrenées par la corruption, son argumentaire contre le processus claudiquant de l’arabisation. Bref sa radioscopie de toute une période politique. « S’il est bien question d’un parcours de vie, je le livre comme un témoignage parmi d’autre, celui d’un Marocain de ma génération qui a traversé la seconde moitié du siècle passé et entamé le siècle présent », conclue-t-il. En ce sens, témoigner, c’est lever le voile sur le « moi » qui écrit et s’écrit, c’est jeter, par voie de corollaire, un nouvel éclairage sur le destin collectif d’une nation qui n’a pas de cesse d’aspirer à des lendemains qui chantent.
La longévité dont avait joui l’auteur de Rhapsodie dans un parcours de vie, lui a permis, dans une certaine mesure, de prendre le recul nécessaire envers son passé et le passer, ipso facto, à l’étamine. Il en dresse lucidement le bilan et examine les points forts et les points faibles. Il en tire des leçons édifiantes qu’il s’évertue à partager avec les jeunes d’aujourd’hui et transmettre aux politiques en herbe. Aussi souligne-t-il avec justesse que la « jeunesse est à prendre, à respecter, à écouter et avec elle construire des lendemains heureux par la force du travail et de la conviction. » Dans cette optique,son livre recouvre un aspect éthique qui semble redoubler et corroborer sa dimension testimoniale. Un livre qui parle, sans défaitisme ni optimisme béat, du passé, mais un passé tourné vers l’avenir et orienté vers ses possibilités toujours vives.

Taïeb Bencheikh, Rhapsodie dans un parcours de vie, éditions Bouregreg, Rabat, 2020.