Le traitement de la question de l’identité évite rarement l’écueil de l’essentialisation qui enferme les cultures dans leur spécificité et les conduit sur la voie du nationalisme et du repli communautaire. Or, nous sommes aujourd’hui confrontés au paradoxe d’un monde qui, d’une part, s’uniformise sous l’effet de la mondialisation, et qui, d’autre part, suscite des réflexes identitaires de types divers : nationaux, régionaux, religieux, culturels, comportementaux. Il semble que plus les différences s’estompent, plus nous cherchions à les réanimer ou à en créer de nouvelles. Nous sommes en effet mus par une irrépressible « tentation d’exister », comme le dit Emil Cioran, qui nous pousse à privilégier ce qui nous différencie. Toujours est-il que la question identitaire est d’une brûlante actualité et que l’ignorer ne la fera pas disparaître. Il nous paraît plus sage de tenter de la comprendre pour mieux la maîtriser.
1. Qui suis- je ?
Éternelle question qui nous plonge vite dans un abîme de perplexité ! Partons de la réalité la plus commune. Nous avons tous un passeport ou une carte d’identité. Notre carte d’identité indique notre nom et notre prénom, notre lieu de naissance, et nous rattache à une nationalité. Elle donne aussi certaines informations de base sur notre personne : sexe, date de naissance, taille (le passeport ajoute la couleur des yeux !). Ces documents, passeport ou carte d’identité, s’en tiennent donc à notre état-civil et aux informations minimales visant à nous rattacher à une nationalité et/ou une citoyenneté. Ils sont bien loin d’englober l’ensemble des éléments qui constituent notre identité. Ils ne disent pas, par exemple, quelle langue l’on parle. Pourtant, la langue est un élément fondamental de notre identité, puisque c’est par elle que nous l’exprimons. Ai-je une religion, ou n’en ai-je pas ? Ils ne disent rien, non plus, de mes opinions politiques, de ma profession, de mon niveau d’études, de mes diverses expériences personnelles, ni de mes hobbies, de mes habitudes alimentaires, vestimentaires, etc. Bref, passeport et carte d’identité sont des documents à vocation essentiellement administrative qui renseignent très peu sur la pleine réalité de notre identité.
2. L’identité : différence ou assimilation ?
Avant de poursuivre notre réflexion, je vous invite à méditer ce paradoxe né de la polysémie contradictoire du mot identité. En français, celui-ci a en effet la même racine que l’adjectif « identique » qui signifie « semblable ». Notre identité est donc constituée d’éléments qui nous distinguent mais aussi qui nous assimilent. Ainsi, le fait d’être français me distingue des Italiens ou des Espagnols, par exemple. Mais être français m’assimile aussi au groupe des 67 millions de mes compatriotes ! Pour affirmer, en France, mon identité personnelle, je dois mettre en avant des éléments qui me distinguent par rapport à mes concitoyens (ma région d’origine, ma profession, etc.). En revanche, à l’étranger, pour me distinguer, je m’assimile au groupe des 67 millions de Français !
Les phénomènes de mode sont plus parlants encore : pour me distinguer, je veux « ressembler à ». Si le désir de suivre la mode se nourrit d’une volonté de différenciation individuelle, il aboutit, immanquablement, à l’indifférenciation collective par l’adoption d’un type de comportement, d’un modèle, qui s’imposent à nous.
L’identité est donc tout à la fois ce qui distingue un individu des autres et ce qui l’assimile à d’autres.
3. L’identité donnée : les déterminismes :
L’homme est un animal social et donc contextualisé. Non seulement il porte en lui un héritage génétique, propre à chaque individu, mais, en tant qu’animal social, il vient au monde dans un contexte précis et porte donc aussi un héritage contextuel : territorial, historique, religieux (ou non !), culturel, social, économique, etc. Cette part de notre identité – génétique et contextuelle – est dite « objective ». Elle nous est donnée et nous détermine. C’est la raison pour laquelle on parle de déterminismes. Ces déterminismes forgent, malgré nous, une large part de nous-même et donc de nos comportements, de notre vision du monde. Nous n’avons sur eux que peu de prise. Ils sont, pour la plupart, hors de portée de notre volonté.
C’est, bien sûr, le cas de notre patrimoine génétique qui, pour le moment, reste hors d’atteinte de toute manipulation extérieure. Nous venons tous au monde avec un sexe et une couleur de peau donnés, qui nous sont imposés. Même si aujourd’hui on tend à considérer que tout déterminisme résulte d’une construction sociale dont on peut s’affranchir, notre héritage génétique reste, malgré tout, la part la plus rigide de notre identité donnée, de nos déterminismes.
Notre héritage contextuel, en revanche, s’avère un peu plus souple. Nous pouvons quitter le lieu où nous sommes nés, rejeter notre religion pour en adopter une autre (ou choisir de ne pas en avoir), abandonner les coutumes vestimentaires et culinaires de notre pays de naissance ; nous pouvons même décider d’abandonner notre langue maternelle : de remarquables écrivains – Conrad, Nabokov ou Beckett – ont ainsi écrit dans une autre langue que leur langue maternelle. Mais, à moins de quitter notre pays de naissance dès notre plus jeune âge (pour être soumis, ailleurs, à d’autres déterminismes contextuels), il nous restera toujours quelques traces, conscientes ou inconscientes, du contexte social, culturel et moral dans lequel nous sommes venus au monde. Par exemple, à l’étranger, les Français retrouvent toujours avec émotion une part d’eux-mêmes dans les baguettes de pain et les croissants chauds des boulangeries spécialisées en pain français ! Il n’est donc pas si aisé de nous libérer de nos déterminismes, même simplement contextuels.
4. Nous libérer de la prison de nos déterminismes au nom des valeurs universelles :
Pourtant, la pensée occidentale, depuis la Renaissance, s’est construite sur l’idée d’affranchissement. Affranchissement collectif d’abord : la société a voulu se libérer du pouvoir autocratique de la monarchie absolue et du pouvoir omnipotent de l’Église catholique qui prétendait légitimer ce pouvoir autocratique. C’est ainsi que les Parlements et les Universités (et quelques révolutions !) ont peu à peu permis aux sociétés européennes de se libérer de ces deux contraintes : politique et religieuse. Parallèlement, l’individu a voulu s’affranchir de la société, de son groupe, et forger lui-même sa propre identité à travers l’affirmation de ses droits personnels à une vie libérée de toute entrave politique, sociale ou culturelle.
Ce double affranchissement, collectif et individuel, s’est réalisé au nom des valeurs universelles véhiculées par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1789 qui place les principes de liberté de l’individu et d’égalité au-dessus de toutes choses.
Le XVIIIème siècle français, celui dit des « Lumières », fut le siècle de l’arrachement à tous les déterminismes. Aucun particularisme local, aucun attachement, de quelque nature qu’il fût, ne pouvait s’opposer à cette quête de libération. Mais on peut toutefois se poser la question : existe-t-il véritablement « une liberté sans attaches ».
5. L’illusion d’une liberté sans attaches :
Autrement dit, la liberté de construction de notre identité est-elle absolue, comme la Révolution française a voulu le croire ? Non, bien sûr. Ainsi que nous l’avons vu, nous n’avons guère de prise sur ses éléments génétiques, en dépit des exhortations actuelles à les dépasser, voire à les nier. Mais même sur la part contextuelle de notre héritage identitaire, notre capacité d’action n’est pas totale. Quelle que soit ma volonté de me libérer des déterminismes sociaux, économiques, culturels, linguistiques ou religieux, qui m’ont été donnés par les circonstances de ma naissance, je ne pourrai jamais m’en défaire totalement. Une telle volonté de détachement de nos origines est d’ailleurs d’autant plus difficile à mettre en œuvre que le regard des autres nous assigne, souvent malgré nous, des traits identitaires particuliers.
Cependant, ainsi que le souligne l’historienne Mona Ozouf, dont nous allons reparler, « Que serait un individu sans détermination ? ». Il serait totalement perdu. La psychologie nous enseigne que nous avons besoin de repères pour nous construire. Et ces repères nous sont forcément donnés par le milieu déterminé dans lequel nous naissons.
6. Universalisme et particularismes : une contradiction insoluble ?
La Révolution française a été la première tentative au monde de former un « homme nouveau » qui, ayant fait « table rase de son passé », allait se libérer de tous ses déterminismes, et notamment de ses attaches locales, régionales, linguistiques ou religieuses jugées, par principe, rétrogrades et réactionnaires.
Mais une telle entreprise était évidemment utopique. Malgré le succès de l’implantation de la langue française comme langue maternelle sur l’ensemble du territoire, les particularismes et les attaches diverses n’ont bien sûr pas disparu en France. Et dans le monde, ils ont même vigoureusement resurgi à la fin du XXème siècle qui a vu les revendications identitaires particulières s’affirmer avec force – parfois avec une grande violence – contre un universalisme occidental jugé peu respectueux des droits des minorités. L’idéologie des droits de l’homme fut ainsi accusée de ne pas respecter le premier de ces droits : le droit à une identité propre. Une opposition frontale s’est alors manifestée entre les tenants de l’universalisme – forcément « libérateur » – et ceux revendiquant le respect des particularismes qualifiés de « communautaristes ».
Faut-il donc admettre qu’il n’y ait aucun compromis possible entre les universalistes « progressistes » et les communautaristes « prisonniers » de leurs appartenances ? Voyons comment Mona Ozouf nous propose de sortir de cette impasse.
7. L’identité « composée » : le cas de Mona Ozouf :
Mona Ozouf, historienne française, a écrit en 2009 un remarquable ouvrage qui a connu un grand succès, intitulé « Composition française »[1]. Elle y explique que tout au long de son enfance et de son adolescence elle a été confrontée à trois influences : celle du particularisme breton dans sa famille ; celle de l’école jacobine de la République ; celle de l’Église catholique. Ce ne fut donc pas aisé, pour cette jeune bretonne, de se forger une identité entre ces influences parfois contradictoires.
Le titre de son ouvrage joue habilement sur la polysémie de l’expression « Composition française ». Ce terme désignait, jusque dans les années soixante, l’exercice de rédaction, à l’école, d’un texte en français. La « composition française » constituait l’un des exercices fondamentaux de l’enseignement public classique de la IIIème République, tel que Mona OZOUF l’a vécu. Mais cette expression veut aussi signifier que « l’identité française » de l’auteur résulte d’un ensemble « composé » de diverses influences : celles de la Bretagne, de la République, de l’Église, et enfin, celles résultant de la fréquentation des milieux intellectuels et universitaires de gauche après son bref passage au parti communiste. Ce que Mona Ozouf a voulu dire avec cette formule, c’est que notre identité ne peut être réduite à une racine unique, essentialisée, mais qu’elle résulte de diverses sources et expériences personnelles qui nous sont données ou que nous avons choisies. Notre identité est toujours plurielle et donc « composée » de divers éléments.
8. Les « identités meurtrières » ou le passé magnifié :
L’écrivain français d’origine libanaise, Amin Maalouf a publié, en 1998, un essai intitulé « Les identités meurtrières »[2]. Sa réflexion était née de sa tentative de comprendre comment son pays natal, le Liban, qui offrait toutes les caractéristiques d’un paradis, avait-t-il pu se fracasser sur les divisions irréductibles de ses diverses composantes religieuses (qui recoupent aussi des différences sociales) : musulmans sunnites, chiites et chrétiens maronites. Lui qui estimait avoir eu la chance de bénéficier d’une identité plurielle (issu d’une famille arabe, de langue maternelle arabe, chrétien, devenu français et ayant adopté la langue française pour l’écriture), voulait comprendre pourquoi son pays s’était soudain embrasé au nom d’appartenances religieuses qui, jusque-là, coexistaient plutôt pacifiquement. Selon lui, le mal est venu de l’obsession à exalter les racines et donc à réduire l’identité aux seuls héritages du passé.
Comme le souligne aussi l’essayiste italien Maurizio Bettini[3], réduire notre identité à des racines impliquerait que nous n’aurions aucune marge de manœuvre dans son élaboration. Notre identité nous serait imposée, à jamais, par nos racines, c’est-à-dire par le passé et la tradition. Mais en privilégiant ainsi le passé, on se heurte forcément aux réalités du présent qui ne cadrent pas toujours avec ce passé, et que l’on est donc tenté d’évacuer par la violence. C’est ainsi que l’on justifie les nettoyages ethniques : on élimine matériellement et physiquement tous les éléments jugés contraires à l’image artificiellement reconstruite que l’on se fait d’une culture ou d’un territoire. Or, nous sommes tous dépositaires de deux héritages : celui qui vient de nos ancêtres et des traditions de nos peuples – l’héritage vertical – et celui provenant de notre époque, de ce que nous vivons aujourd’hui – l’héritage horizontal. À y regarder de près, aujourd’hui, dans nos modes de vie, nos conceptions et nos croyances, nous sommes, en réalité, plus proches de la plupart de nos contemporains que de nos grands-parents. En nous réclamant de l’héritage vertical, historique, nous privilégions donc ce que nous pensons être par rapport à la réalité de ce que nous sommes.
9. La pluralité des attaches :
Ne magnifions donc pas le passé, évitons de nous enfermer dans l’essentialisation de notre héritage culturel ou religieux qui n’est qu’une part de notre identité d’aujourd’hui, souvent plus faible que nous le pensons. Ainsi que le souligne le grand écrivain argentin Jorge Luis BORGES : « La tradition est œuvre d’oubli et de mémoire ». Passé et tradition sont des supports trop fragiles pour établir notre identité sur ce seul socle.
Pour Mona Ozouf, comme pour Amin Maalouf, le seul moyen de recouvrer une part de liberté dans notre construction identitaire c’est donc « la pluralité des attaches ». Pour éviter de tomber dans le piège de l’opposition stérile entre la conception communautariste qui nous enferme dans une seule racine et l’approche universaliste qui prétend nous libérer de toute appartenance, « composons » donc nous-mêmes notre propre identité en décidant de la part à réserver à ses divers éléments. Forgeons-nous une identité la plus choisie possible, sachant que certains de ses traits resteront malgré tout hors d’atteinte de notre volonté. Cette démarche suppose donc du courage pour affirmer notre liberté à nous forger une identité plurielle. Ainsi que le souligne Mona Ozouf, « aucune appartenance n’est exclusive, aucune n’est suffisante à assurer une identité. » L’essentiel reste le respect du principe de liberté que nous avons hérité de la Révolution française : tout attachement doit être réversible (par exemple, l’apostasie ne peut être criminalisée).
À chacun de nous de décider de la composition de notre identité en dosant, à notre convenance, ses divers éléments (donnés ou choisis) : géographiques, nationaux, régionaux, culturels, linguistiques et religieux ou non-religieux. Ce dosage peut d’ailleurs varier avec le temps. Aujourd’hui, la grande majorité des Français n’a aucune difficulté à assumer une identité plurielle s’alimentant à des sources diverses : régionale, française, européenne, extra-européenne, et, éventuellement, religieuse (juive, chrétienne, musulmane, ou autre), peu importe dans quel ordre. L’important étant qu’aucun élément identitaire ne prétende exclure les autres. Il n’y a pas d’identité absolue ou transcendantale.
Notes :
[1] Mona Ozouf, Composition française, Gallimard, Folio, 2010.
[2] Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset, Livre de Poche, 2001.
[3] Maurizio Bettini, Contre les racines, Flammarion, Champs-Actuel, 2017.