Si l’on devait qualifier d’un seul mot ce roman, c’est « émouvant ». Il décrit le retour d’un homme vers ses racines, à travers l’histoire de son père. Le narrateur est un pianiste à la réputation internationale. Depuis plusieurs années, il s’est éloigné de son père, ouvrier marocain qui a émigré en France dans les années 60. Ce dernier lui avait laissé l’image d’un homme replié sur lui-même. Il ne comprenait pas le mutisme de son père, y voyant même de la lâcheté. Il lui en voulait, prenant ce silence pour de l’indifférence.
« À lui la possibilité de rester en retrait, à nous la nécessité des responsabilités. Pour maman, les cris à l’annonce de la mort d’Ibrahim. Pour moi, les sanglots lorsqu‘elle disparut à son tour. Pour mes sœurs, les larmes le jour de sa mort. Et lui, toujours silencieux. Encore aujourd’hui, jusque dans sa tombe. Mon père était un exilé. »
Lors du décès de celui-ci, il trouve une série de cassettes audio. Son père communiquait avec sa famille restée au pays par ce moyen. Le téléphone portable n’existait pas.
Au fil des écoutes des cassettes, au fil des rencontres avec des personnes qui avaient connu son père, il découvre qui avait été cet homme, ses valeurs, ses qualités, sa droiture, son courage, son altruisme.
Cet homme, qui était silencieux et semblait absent, figé dans son fauteuil, indifférent à tout, avait été respecté et aimé par ceux qui étaient autour de lui. Il avait su agir et se battre pour défendre ses convictions et ses amis.
« Et puis, il savait écouter les autres et il savait aimer les autres. Et dès qu’il se mettait à parler, qu’on soit ouvrier ou bourgeois, on l’écoutait … »
Et ce père était resté humble, prêt à s’effacer pour laisser son fils dans la lumière.
« Un jour, après le conservatoire, je me souviens, il pleuvait des cordes. Je m’étais précipité dans le bus avec mes camarades. Mon père s’y trouvait déjà, monté à un arrêt précédent, il rentrait du travail. En me voyant, il avait baissé la tête et était descendu à l’arrêt suivant, si loin de notre cité. ………Mon père redoutait que sa seule présence me fasse honte devant mes amis musiciens. – Je ne suis plus assez bien pour lui et la vie qu’il doit mener – , voilà sans doute ce qu’il s’était dit. »
Le narrateur prend conscience de ses souffrances, de la dureté de sa vie. Surtout, il découvre l’amour, l’immense amour que son père lui portait, sans n’avoir jamais su lui exprimer. Aussi l’admiration devant sa réussite.
« dans une enveloppe en kraft, des tickets de mes concerts en France, les places les moins chères ,aux sièges les plus éloignés et les plus inconfortables. Il avait toujours été là … »
Ce roman assez court, mais très intense nous amène, au-delà de la relation entre un père et son fils, à nous pencher sur les conditions de vie de ces émigrés dits de la première génération. Dureté des taches, mines, usines, durs travaux des champs. Ils ont participé à l’expansion de notre pays pendant les trente glorieuses, souvent au péril de leur santé, et même de leur vie.
Ils étaient logés d’une façon indigne, entassés dans des taudis. Ils étaient exploités, mal payés, obligés de travailler sans pouvoir profiter des repos auxquels ils avaient droit.
« Pour eux, c’était douze heures par jour, treize jours sur quatorze. Pour le même salaire. Les types qui se blessaient étaient emmenés discrètement vers l’infirmerie. Les cas les plus graves étaient évacués à l’hôpital et on ne les revoyait plus jamais. Ou c’était le cimetière ou c’était le retour direct au bled, sans indemnité. »
Ces hommes étaient pris entre deux pays, deux sociétés. Sûrement, ils auraient souhaité une meilleure intégration, mais ils étaient liés par leur passé. Et s’ils restaient en dehors de la société, les causes étaient multiples. L’une d’entre elles était le poids de leur culture et de leurs traditions. Ainsi le père du narrateur n’avait pas eu de la part de son propre père l’autorisation d’épouser une Française dont il était éperdument amoureux. Était-il raciste, ce Marocain qui avait ainsi gâché pour toujours la vie de son fils, ou était-il seulement prisonnier de son environnement culturel ?
« Tu as refusé la Française. Je t’ai obéi. Cela m’a beaucoup coûté. Et ça me coûtera jusqu’à ma mort. Mais il faut respecter nos pères et nos mères. »
Et l’histoire du père nous ramène à la nôtre et au regard que l’on porte sur le phénomène de l’immigration.
De même que le narrateur n’a pas su déceler la richesse de la personnalité de son père, souvent nous n’avons pas su voir la qualité humaine de la plupart de ces émigrés.
La lecture du livre de Rachid Benzine nous suggère peut-être que nous sommes dans la même situation par rapport aux émigrés qui arrivent aujourd’hui dans notre pays. Il y a aussi de belles personnes parmi eux et la réflexion induite par ce livre est en fait un message d’ouverture, de solidarité et de fraternité.
Rachid Benzine nous offre un roman fort, l’un de ceux dont on ne sort pas indemne. Tous ceux qui ont des préjugés devraient le lire, car probablement leur regard serait différent.
Rachid Benzine est enseignant et chercheur, romancier et dramaturge, auteur de nombreux essais. Il nous offre avec Les silences des pères un roman bouleversant et lumineux.
Rachid Benzine, Les silences des pères, aux éditions Seuil, 18 août 2023.