Crédit photo : Les univers du livre
Mathieu Belezi nous propose un magnifique roman qui, en quelques pages, fournit les clés pour comprendre le problème des relations entre les Français et les Algériens. Il faut noter d’emblée que les faits qu’il rapporte dans le cadre de son récit, les historiens les ont décrits comme étant une réalité. On les retrouve, par exemple, dans « La conquête » de Colette Zytnicki (Tallandier). Ce livre n’est pas une fiction, il correspond plus à ce que l’on pourrait appeler un témoignage. Tout ce qui va se passer en Algérie par la suite y est inscrit : les successives manifestations des nationalistes algériens, entrainant des assassinats d’Européens et réprimées dans un bain de sang, les massacres de Sétif, la guerre d’Algérie.
Mais aussi les travaux faits par les Français, les villes, les villages, les routes, le développement de l’agriculture … C’est un roman à double voix, celle d’une femme et celle d’un militaire, qui raconte l’installation de colons en Algérie ainsi que les aventures des soldats qui avaient la charge de les protéger.
À travers l’histoire de Séraphine, d’Henri son mari et de leur famille, venus vivre en Algérie au moment du début de la colonisation, auxquels les autorités avaient promis un paradis, et celle du capitaine et de la troupe qui les accompagnaient, on peut constater que tous les ingrédients pour l’échec de cette conquête, sont réunis dès l’origine. Et tout ce qui s’est passé en 130 ans, en particulier la guerre d’Algérie qui clôtura l’aventure de façon dramatique était prévisible dès le début.
Pour les Français, ce ne fut pas une installation facile, ils ont dû faire face à de nombreuses difficultés dès leur départ de la métropole et à de grands dangers en raison d’une nature hostile et d’une population rebelle. Leur arrivée en Algérie ne fut pas une partie de plaisir.
« Qu’est-ce qui pourrait nous menacer, capitaine ?
-Tout, mes amis, tout ce qui rôde, rampe, grogne, des bandes de pillards jusqu’aux vipères à cornes, en passant par ces lions du désert qui pullulent dans la région. »
Ils ont été victimes de maladies, d’épidémies, de malnutrition. Leurs premiers pas dans ce pays furent une épreuve que beaucoup d’entre eux payèrent de leur vie. Le climat était rude, les conditions sanitaires déplorables.
« Toutes les trois nous rentrions en pataugeant dans la boue liquide de cette terre maudite qui à chacun de nos pas cherchait un moyen de nous faire trébucher … tant j’étais sûre et certaine que notre place n’était pas ici, qu’elle n’avait jamais été ici, et qu’elle ne serait jamais ici. »
Parmi toutes les calamités, le choléra fut l’une des plus graves, causant la mort de centaines de personnes, aucune famille ne fut épargnée :
« Nous avons bifurqué pour rejoindre le cimetière qui s’était agrandi tant les morts emportés par le choléra avaient été nombreux, et qui s’agrandissait encore parce que toutes les semaines quelqu’un mourait de quelque chose … »
La terre promise se révéla être un enfer pour la plupart des premiers colons qui se retrouvaient en terrain inconnu au milieu d’une faune de bêtes sauvages dangereuses.
« le lion avait mangé la moitié du fils Marange et les hommes du village avaient organisé une battue pour tuer cette bête fauve à crinière noire qui terrorisait la région … »
Alors qu’ils rêvaient d’une vie nouvelle pour échapper à leur condition difficile en France, ils durent puiser au fond d’eux les ressources pour pouvoir continuer l’aventure dans laquelle on les avait poussés.
« Nous autres colons qui n’avions rien fait de mal avons été plongés dans les flammes d’un enfer à peine imaginable. »
Et à force d’efforts, ils réussirent à travailler la terre, à labourer, à planter et à récolter.
« Derrière moi, Henri cramponné aux manches de la charrue poussait tel un forçat, le fusil chargé en travers du dos, la chemise aussitôt trempée de sueur, les veines du front lui sortant presque de la tête tant il fallait faire d’efforts pour maintenir la lame tranchante du soc enfoncée dans la terre qui résistait à la charrue, comme si d’éventrer cette terre africaine était un sacrilège … »
Pour ceux qui survécurent et pour leurs descendants, cela créa un lien avec cette terre, ils étaient fiers du résultat de leurs sacrifices. Ils étaient persuadés d’apporter la civilisation aux barbares.
« …de l’orgueil … qui se justifiait par le fait que cette terre soumise depuis des millénaires aux humeurs de cette effroyable barbarie africaine était enfin tirée de ses ténèbres par la volonté de colons riches et pauvres, forts et faibles, hommes, femmes et enfants qui ne cherchaient rien d’autre qu’à tracer des sillons bien droits et bien profonds … »
Ayant tellement souffert, ayant consenti tant d’efforts, tant de labeur, on comprend pourquoi ces Français s’attachèrent à ce pays et en vinrent à considérer qu’il était le leur.
Mais le roman montre aussi toute l’horreur de la colonisation lorsque l’auteur nous raconte les crimes perpétrés par les soldats, ils pillent, ils tuent, ils violent, ils dépouillent, ils font périr en les enfumant dans des grottes des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants …
Ces soldats se rendent coupables de ce que l’on qualifie aujourd’hui de crime de guerre, c’est le cas de toutes les armées en campagne, partout et toujours.
« Depuis notre débarquement à Sidi Ferruch nous en avons fait du chemin, mis le feu aux villages, tranché des têtes, éperonné le ventre de pas moins de cent mille femelles et troué à la baïonnette combien de centaines de milliers de poitrines barbares ? »
« Nous marchons comme un seul homme dans les rues coupe-gorge de vos villes, saccageons vos mosquées, vos casbahs, vos tombeaux, piétinons avec rage vos champs de blé, coupons à la hache vos orangers, oliviers, citronniers, amandiers … »
« Dans sa grande bonté le capitaine nous abandonne à minuit les femelles dont il a usé et abusé une partie de la nuit … »
Les Algériens ont subi la colonisation, jamais ils ne l’ont souhaitée. Elle leur a été imposée par la force des armes.
Les raisons pour lesquelles les Algériens ne pouvaient pas accepter la présence française sont évidentes étant données les circonstances de la conquête. Les actions faites pour la contester sont, elles aussi, très violentes : assassinats, mutilations, décapitation, éviscération … Et ces actes entraînaient des réactions encore plus horribles, en proportions bien plus importantes, dans une spirale infernale.
(Germaine) « Une bande de guenilleux s’était ruée sur elle… ils lui avaient percé le cœur, sorti les yeux de la tête … puis ils l’avaient éventrée, presque partagée en deux de la gorge à l’entrecuisse, et leurs mains féroces avaient retiré du ventre tous les boyaux qui s’y trouvaient, déroulant sur des mètres les tripailles sanguinolentes de l’intestin, et puis ils avaient fini par lui couper la tête … »
Et les assassinats de soldats, les meurtres de colons sont suivis de représailles terribles, par des troupes persuadées d’apporter les bienfaits de la civilisation.
« Ça veut dire que nous serons sans pitié, nom d’un bordel ! ça veut dire que nous n’hésiterons pas à embrocher les révoltés un à un, à brûler leurs maisons, à saccager leurs récoltes, tout çà au nom du droit, de notre bon droit de colonisateurs venus pacifier des terres trop longtemps abandonnées à la barbarie … »
La lecture du roman de Mathieu Belezi nous amène à constater que la guerre d’Algérie n’a pas commencé en 1954 mais bien dès le premier jour de la colonisation.
Tous les nostalgiques de l’Algérie française devraient le lire, il leur montre que la présence de la France en Algérie fut, dès le début, une source de luttes avec des actes horribles, ceux qui dévoilent la face immonde de l’homme. Comment les deux communautés auraient-elles pu un jour vivre en harmonie après cela ? Avec un tel contentieux dès le départ ?
Les Algériens doivent aussi le lire parce qu’ils pourront comprendre pourquoi les Français d’Algérie étaient, comme le fut Albert Camus, viscéralement attachés à cette terre pour laquelle leurs ancêtres avaient supporté tant de souffrances et consenti tant de sacrifices.
Attachement qui pourtant ne peut valoir titre de propriété.

Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil – Prix inter 2023, éditions Le Tripode, 2022.